Xavier Vigna : « Envisager une alternative tant espérée dans les années 1970 »

Spécialiste du mouvement ouvrier, l’historien Xavier Vigna revient sur la genèse sociale et intellectuelle de la victoire de François Mitterrand le 10 mai 1981. En soulignant la conquête des enjeux culturels qui l’a rendue possible.

Olivier Doubre  • 5 mai 2021 abonné·es
Xavier Vigna : « Envisager une alternative tant espérée dans les années 1970 »
Manifestation d’ouvriers et de militants CGT de Renault Billancourt contre les lienciements en 1986.
© MICHEL CLEMENT/AFP

Professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Nanterre, Xavier Vigna travaille depuis plus de vingt ans sur le mouvement et les mondes ouvriers, en particulier durant les « années 68 » (1962-1981), concept forgé par l’historienne Michelle Zancarini-Fournel, qui dirigea sa passionnante thèse de doctorat, publiée sous le titre L’Insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines (Presses universitaires de Rennes, 2007).

Outre le rôle de la classe ouvrière et de ses organisations dans la victoire du candidat du Parti socialiste à la présidentielle de 1981, Xavier Vigna analyse les multiples causes, en particulier culturelles, qui ont permis à la gauche de l’emporter. Portant alors d’immenses espoirs pour, enfin, réduire les inégalités et véritablement « changer la vie »

Doit-on parler de réel changement en 1981 ? Les deux premières années ont-elles été marquées par un véritable espoir ?

Xavier Vigna : J’ai un souvenir précis du 10 mai 1981 au soir : des militants pleuraient de joie dans la Bourse du travail bondée d’une grande ville populaire de province. Car, il faut le rappeler, la gauche parlementaire n’avait pas exercé le pouvoir depuis 1958 et l’instauration de la Ve République. Le pays était ravagé par une crise économique qui entraînait notamment une explosion du chômage. Le décès récent de Valéry Giscard d’Estaing n’a pas entraîné de rappel quant au bilan économique de son septennat : environ un million et demi de chômeurs de plus, ce qui n’est pas glorieux.

Donc, il y a, à gauche, une immense aspiration à prendre le pouvoir pour « changer la vie », selon un mot d’ordre de François Mitterrand. Cela se traduit par une transformation du personnel politique : le retour de quatre ministres communistes, une première depuis 1947, mais surtout une nouvelle génération accède aux responsabilités, avec un profil social différent. Comme l’a bien montré Jean Vigreux, derrière les « vieux » issus de la Résistance (Mitterrand ou Defferre par exemple), percent des militants issus du baby-boom, enseignants ou cadres de la fonction publique territoriale, ayant milité au PS et/ou à la CFDT, qui avaient conquis des municipalités dès 1977.

La victoire de la gauche, le 10 mai 1981, que beaucoup qualifiaient alors de « changement », a-t-elle été selon vous l’aboutissement victorieux d’un processus de bataille culturelle entamé au cours des années 1960 et surtout 1970 ?

Oui, elle me semble résulter d’un double mouvement. D’un côté, cette victoire est l’aboutissement d’une alliance politique, le « programme commun de gouvernement », qui rassemble le PS, le PCF et les radicaux de gauche en 1972, qui permet d’agréger des composantes diverses et favorise une dynamique unitaire, malgré la rupture de ce programme commun. De l’autre, elle traduit l’importance des mobilisations sociales dans lesquelles la gauche, ou telle fraction de la gauche, est présente : le mouvement féministe, mais aussi celui contre l’extension du camp militaire au Larzac ou des mobilisations environnementales, le mouvement gay, antimilitariste, etc.

Les syndicats ont soutenu le programme commun et ont fait de la conquête du pouvoir politique l’arme décisive. C’est ce que j’ai appelé l’étatisation des luttes ouvrières.

De ce fait, il y a un programme qui permet d’envisager la mise en œuvre d’une alternative éprouvée dès les années 1970 dans de très nombreux secteurs sociaux, organisés ou -soutenus par des militants très divers. Malgré des tensions (Mitterrand est malmené au Larzac par exemple), la gauche parlementaire et la gauche mouvementiste, la composante socialiste et la composante communiste, alors importante avec un ancrage populaire massif, parviennent à se retrouver pour battre la droite et transformer l’ordre économique et social. De ce fait aussi, l’extrême gauche révolutionnaire, qui fantasme une révolution, décline à la fin des années 1970 quand ses militants veulent aussi exercer le pouvoir conquis par les urnes.

Quelle fut la part du mouvement ouvrier durant les années 1970 vers cette victoire du 10 mai 1981 ? Quelles étaient ses principales attentes vis-à-vis de la gauche (enfin) arrivée au pouvoir ?

Ce rôle fut important. À l’époque, un mouvement ouvrier existe bel et bien : c’est-à-dire qu’il y a des organisations syndicales et des partis politiques qui entendent relayer et porter de concert les aspirations du monde du travail. Pas seulement les ouvriers, mais tout le monde du travail, les employés, les enseignants, etc. Et les syndicats, la CGT plus que la CFDT, ont soutenu le programme commun de gouvernement et ont fait de la conquête du pouvoir politique l’arme décisive. C’est ce que j’ai appelé l’étatisation des luttes ouvrières. Cette conquête apparaissait d’autant plus décisive que la question de l’emploi devenait cruciale avec la crise économique et l’augmentation du chômage. Les militants pensaient que seule la conquête du pouvoir permettrait une alternative économique en mesure de sauver des emplois industriels. Et, en même temps, de transformer le travail : c’est-à-dire de faire en sorte qu’il ne soit pas une aliénation, mais permette une émancipation.

On estime que 70 % des ouvriers ont voté Mitterrand au second tour de l’élection présidentielle contre Giscard d’Estaing. Christian Corouge, immense militant syndicaliste à -Peugeot-Sochaux, qui avait subi une répression patronale épouvantable dans les années 1970, a rappelé que, le 10 mai au matin, les ouvriers avaient abondamment festoyé puis voulu sortir des voitures rouges. Avec le fol espoir que les rapports de force soient durablement changés. On ne peut pas considérer que le monde du travail a été entendu en 1981.

Les conquêtes sociales (réduction du temps de travail hebdomadaire à 39 heures, retraite à 60 ans, droits syndicaux, etc.), si limitées soient-elles, ou en dépit des retours en arrière ensuite, ne symbolisaient-elles pas l’aboutissement d’années de luttes, notamment depuis celles de 1968 et des « accords » de Grenelle ?

Tout à fait. L’insubordination ouvrière qui prolonge les grèves de mai-juin 1968 essaie de consolider, voire d’étendre, les conquêtes. Il y a une vaste offensive du monde du travail qu’on retrouve par exemple chez les postiers et les employés de banque en 1974, et qui dépasse par conséquent le monde ouvrier à proprement parler. Outre la dimension salariale, ces luttes portent de plus en plus sur les droits, les carrières, l’amélioration des conditions de travail, la protection de la santé : par exemple, la question de l’amiante.

On estime que 70 % des ouvriers ont voté Mitterrand au second tour de l’élection présidentielle contre Giscard d’Estaing.

Les mesures adoptées après l’élection de 1981 sont cependant un peu en retrait au regard de l’offensive ouvrière des années précédentes. Ainsi, la réduction du temps de travail est timide : 39 heures, quand on prévoyait 35. Les lois Auroux enregistrent davantage les aspirations et les conditions de travail en insistant sur le droit d’expression des salariés, en ajoutant les conditions de travail parmi les attributions des comités d’hygiène et de sécurité. Cependant, la vague massive de nationalisations, notamment des entreprises industrielles, n’entraîne aucune transformation dans l’organisation du travail. Si la propriété des entreprises change, le travail demeure identique. Et quand les ouvriers de l’automobile, y compris immigrés, prolongent la contestation jusqu’en 1984, ils se heurtent aux directions des entreprises mais aussi au pouvoir socialiste.

Plus encore, les luttes des années 1970, que l’on qualifierait aujourd’hui de « sociétales », trouvent-elles largement leur aboutissement, positif ou victorieux, à partir du 10 mai 1980 ? Sur les 110 propositions du candidat Mitterrand, près de deux tiers étaient regroupées dans une partie intitulée « Libertés ». Cet ensemble de promesses, pour celles qui furent tenues, ne constitue-t-il pas la principale réalisation du nouveau pouvoir élu en 1981 ? Et celles qui demeurent finalement ?

Je n’aime pas beaucoup cette distinction entre le social et le sociétal, parce qu’elle tend à opposer les groupes sociaux aux individus. Si l’on examine les 110 propositions, ce qui me frappe est plutôt l’ampleur des abandons, voire des reniements. Certes, la peine de mort est abolie, les radios libres sont autorisées, tandis que la majorité sexuelle est abaissée à 15 ans, quelle que soit l’orientation sexuelle. Là encore, il s’agit en partie d’entériner des mobilisations antérieures : une des premières radios libres est celle pour contester la centrale nucléaire de Fessenheim.

Mais ces mesures, tout à fait positives, ne coûtent rien et transforment moins l’ordre social que celles adoptées par Valéry Giscard d’Estaing en 1974-1975. Les historiennes des femmes ont montré par exemple le bilan en demi-teinte de l’action d’Yvette Roudy, dont le ministère délégué aux Droits de la femme a paradoxalement assoupi le mouvement féministe. Si le projet socialiste suppose une transformation de la société, le bilan des premières années Mitterrand est singulièrement mince à cette aune.

Xavier Vigna Dernier ouvrage paru : Les Enquêtes ouvrières dans l’Europe contemporaine, avec Éric Geerkens, Nicolas Hatzfeld et Isabelle Lespinet-Moret (dir.), La Découverte, 2019.

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