Élections du 20 juin : Un crash démocratique

Avec deux tiers d’électeurs abstentionnistes, difficile de tirer les leçons d’un scrutin, hormis un recul relatif du RN, l’effondrement de la Macronie et une cacophonie à gauche.

Michel Soudais  • 23 juin 2021 abonné·es
Élections du 20 juin : Un crash démocratique
Dans une rue de Perpignan, le 15 juin.
© Idhir Baha / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Dimanche, la démocratie est restée confinée. Un peu moins d’un électeur sur trois s’est déplacé jusqu’aux urnes. Plus de 30 millions des 47,7 millions d’électeurs et d’électrices ont déserté les bureaux de vote, où les assesseurs et les scrutateurs étaient fréquemment en sous-effectifs. 66,73 % ! Le chiffre sonne comme une claque. Jamais l’abstention n’avait atteint un tel niveau pour un scrutin électoral, si l’on excepte le référendum sur le quinquennat en 2000. Et aucune région, à l’exception notable de la Corse (voir encadré), n’est épargnée. Toutes affichent un taux d’abstention entre 62,8 % (Occitanie) et 70,4 % (Grand Est). À l’échelle départementale, où se jouait également l’élection des conseillers départementaux, pas un département n’enregistre une participation supérieure à 50 %.

Les raisons d’un tel crash démocratique sont certes diverses. Beaucoup ont été évoquées depuis dimanche : manque d’information sur les compétences réelles des régions et des départements, absence d’une véritable campagne électorale en raison des mesures sanitaires quand les électeurs les plus éloignés du vote ont besoin de porte à porte et de discussions, désorganisation de la distribution de la propagande électorale confiée pour partie à une société privée…

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Tout cela a pu y contribuer, mais ces causes conjoncturelles n’expliquent pas une tendance de fond. L’abstention s’accroît depuis trop longtemps à toutes les élections, hormis la présidentielle, pour ne pas être révélatrice d’une profonde crise de notre démocratie que ni le retour au vote par correspondance ni l’introduction du vote par internet, présentés par certains comme des remèdes, ne pourront résoudre.

« L’abstention induit des effets sur les politiques publiques, car les élus font une politique pour les électeurs. »

Négligence ou désenchantement ? Expression d’une colère sourde ou d’une résignation ? Nombre d’électeurs ne se retrouvent plus dans les discours et les pratiques politiques. Le sentiment que voter ne sert à rien est souvent invoqué par les abstentionnistes, plus nombreux chez les jeunes – 87 % des 18-24 ans et 83 % des 25-34 ans se sont abstenus, selon Ipsos – et les employés et ouvriers, où l’abstention est estimée à 75 %. Les rares votants, âgés, interrogés dimanche à Saint-Denis par Céline Braconnier, directrice de Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, « semblaient plus venir par devoir ou par habitude, pour produire un vote désenchanté », rapporte-t-elle.

Sortants confortés

Cette abstention record n’est pas sans effets. « L’électorat qui vote est beaucoup plus âgé, beaucoup plus stable et installé, pointe cette spécialiste de l’abstention. Cela induit des effets sur les politiques publiques, car les élus font aussi une politique pour les électeurs. »

La Corse, toujours région particulière (et à part entière)…

Si la région n’a jamais été une entité administrative très ancrée dans l’esprit hexagonal, la création de nos douze « maxi-régions » (plus la Corse et l’Outre-Mer) au lieu de vingt-deux a sans aucun doute renforcé le sentiment d’éloignement des citoyens à leur égard. Or, la région Corse, elle, est demeurée inchangée avec, de par sa nature insulaire, une forte identité locale. C’est peut-être une explication au fait que ce scrutin régional dans l’île de Beauté enregistre le plus fort taux de participation de France, avec 57,08 % des électeurs inscrits. Il est vrai que la collectivité territoriale de Corse (unique pour l’île) a acquis une vraie légitimité, renforcée par la figure, mais surtout le bilan politique, de son très actif président du conseil exécutif, l’autonomiste Gilles Simeoni. Sa liste est largement en tête (29,19 %), face aux 24,86 % de son principal adversaire, de droite, Laurent Marcangeli, le maire d’Ajaccio. La fameuse « prime au sortant » s’est donc là aussi vérifiée. Partis divisés avec quatre listes, les « natios » (autonomistes et indépendantistes) totalisent en outre plus de 60 % des voix, et la dynamique est clairement en faveur de Gilles Simeoni. Surtout que son principal allié dans le passé, l’indépendantiste Jean-Guy Talamoni (Corsica Libera), président de l’Assemblée territoriale, n’est pas (de peu) en position de maintenir sa liste au second tour (et doit fusionner pour garder son siège). Et que Laurent Marcangeli n’a pas conclu d’alliance et présente la même liste dimanche prochain. Sans vraies réserves de voix.

Olivier Doubre

La désertion de l’électorat a ainsi eu pour conséquence, partout, de conforter les positions des sortants. Avec pour effet, si la carte des régions et des départements est reproduite à l’identique à l’issue du second tour le 27 juin, de conforter le sentiment, partagé par de nombreux abstentionnistes, que voter ne change rien. Terrible cercle vicieux où s’abîme une démocratie défaillante.

Une tendance renforcée, estime Benoît Hamon, invité de l’émission quotidienne de Mediapart, par « l’énorme surévaluation du Rassemblement national par les instituts de sondages [qui] n’a fait que renforcer le vote pour les sortants par un vote de protection de l’institution ». Une analyse partagée par Jean-Luc Mélenchon sur son blog : « En pronostiquant partout des “percées de l’extrême droite”, les sondeurs ont fabriqué un réflexe de “vote utile”. »

Reflux de l’extrême droite

Or si le parti de Marine Le Pen reste à un niveau encore trop élevé, qui lui permet de se maintenir au second tour dans toutes les régions, il est partout en recul par rapport à 2015. En pourcentage : il perd plus de 16 points dans les Hauts-de-France (24,47 %), près de 15 dans le Grand Est (21,12 %), plus de 8 en Bourgogne-Franche-Comté (23,19 %), régions sur lesquelles le RN fondait ses espoirs de victoire. Reste Paca, où son candidat, Thierry Mariani (36,38 %), vire en tête du premier tour, tout en perdant de plus de 4 points, et peut encore l’emporter le 27 juin face au sortant LR, Renaud Muselier (31,91 %). En voix, le recul du RN est encore plus flagrant : nationalement, il perd plus de la moitié des voix qui s’étaient portées sur les candidats du FN en 2015 (2 743 228 voix là où il en recueillait 6 016 931).

Majorité défaite

Sans sortant, la Macronie, en manque d’implantation locale, subit un cuisant échec. La République en marche (LREM) et son allié le MoDem ne peuvent se poser en challenger dans aucune région. La majorité présidentielle s’imaginait en arbitre de l’entre-deux-tours ; elle n’est en mesure d’imposer aucune fusion de liste. Ses listes n’atteignent même pas la barre des 10 % des suffrages exprimés en Auvergne-Rhône-Alpes (9,87 %), en Occitanie (8,78 %) et dans les Hauts-de-France (9,13 %), où quatre ministres, dont Gérard Darmanin et Éric Dupont-Moretti, avaient été dépêchés en renfort auprès du secrétaire d’État aux retraites, Laurent Pietraszewski. Dans les autres régions, s’ils peuvent espérer grappiller quelques sièges, les macroniens n’auront dimanche prochain qu’un rôle de supplétif. Même en Centre-Val de Loire, où Marc Fesneau se rêvait en tombeur du socialiste François Bonneau, le ministre termine en quatrième position avec 16,65 % des suffrages.

Vieux partis

La très faible participation électorale devrait toutefois interdire de tirer des enseignements définitifs sur les rapports de force politiques en vue de la présidentielle. Une prudence et une modestie ignorées par les deux partis qui gouvernaient la France à tour de rôle, tout à leur satisfaction de surnager dans un océan d’abstention bien qu’ils aient tous perdu des centaines de milliers de voix. Christian Jacob a ainsi cru voir dans les résultats du scrutin le signe que son parti, Les Républicains, était redevenu « le premier parti de France ». Fort des résultats de ses trois sortants, également candidats à représenter leur camp à la présidentielle, la droite n’a pas craint de se présenter comme « le meilleur rempart au RN », à l’instar de Xavier Bertrand, qui s’est vanté dès 20 h 05 d’avoir « desserré, pour les briser, les mâchoires du Front national ». De son côté, les calculs d’Olivier Faure, le patron des socialistes, l’ont conduit à affirmer sur LCI et France Inter que « le bloc social-écologique » était en tête, avec les socialistes pour « force motrice ».

Si l’on peut comprendre que tous entendent tirer profit de cette séquence électorale pour pousser les prétentions de leur camp – ou d’eux-mêmes – à jouer un rôle clé lors de l’élection présidentielle, il est douteux que les résultats de ces élections locales rebattent totalement les cartes du rendez-vous électoral national de 2022. En revanche, plusieurs comportements contraires au discours unitaire de façade, notamment dans le camp de la gauche et de l’écologie, auront des répercussions durables.

Désunions de la gauche

Dès dimanche soir, Carole Delga, la présidente de la région Occitanie, pas peu fière d’avoir obtenu le meilleur score des sortants socialistes (39,57 %) et persuadée d’avoir éloigné le péril d’une victoire de l’extrême droite, rappelait son refus de discuter avec Myriam Martin, la candidate de La France insoumise (5,06 %) justifié, explique-t-elle en niant la personnalité propre de cette dernière, par l’incompatibilité de son projet « avec les propos de Jean-Luc Mélenchon ». Aucun accord n’a également été trouvé avec la liste écologiste conduite par le militant EELV André Maurice (8,84 %), qui avait refusé d’intégrer LFI. Ce dernier, prêt à comprendre que Carole Delga maintienne ce que les écolos « pensent être des grands projets inutiles comme l’autoroute Toulouse-Castres » ou le maintien des « petits aéroports », affirme dans un communiqué ne pas comprendre « pourquoi elle refuse catégoriquement notre proposition de sauvetage du monde associatif, notre plan qualité de l’air ou encore le doublement de la surface en bio pour des cantines scolaires bio et locales ». « L’attitude hégémonique » du PS dans cette région, a réagi l’ancien secrétaire national d’EELV David Cormand, « démontre leur incapacité à porter un quelconque leadership de rassemblement large. Décidément, les habitudes ont la vie dure. On a beau ne pas s’attendre à grand-chose de leur part, ils ne se lassent pas de décevoir ».

La fusion n’a pas pu se faire non plus en Nouvelle Aquitaine entre la liste d’union PS-PCF d’Alain Rousset (28,65 %) et celle de son concurrent EELV Nicolas Thierry (12,07 %), qui faisait partie de l’exécutif sortant. Les listes PS et EELV, cette dernière ayant doublé son pourcentage de 2015, devraient affronter trois autres listes au second tour : Edwige Diaz pour le RN (18,2 %), la ministre (MoDem-LREM) Geneviève Darrieussecq (13,59 %), et Nicolas Florian (LR, 12,5 %). Selon Nicolas Thierry, « les amis d’Alain Rousset ont refusé de prendre le moindre engagement ferme en faveur de la transition écologique ». « Ils ont refusé de discuter de la sortie des pesticides, de la LGV [Bordeaux-Toulouse]_, préférant nous balader sur des propositions de postes aussi floues qu’insultantes »_, a ajouté la tête de liste EELV, mais « nous ne sommes pas des marchands de tapis ».

Cinq listes seront également en lice en Bretagne : Claire Desmares-Poirrier (EELV), arrivée quatrième avec 14,84 %, maintient sa liste après avoir constaté « l’absence de volonté d’union » du président sortant Loïg Chesnais-Girard (PS), arrivée en tête avec 20,95 %, mais refuse elle-même de fusionner avec la liste LFI (5,57 %). Une habitude dans cette région. Ce dernier a préféré fusionner avec la liste apartisane du maire antipesticides de Langouët, Daniel Cueff, « Bretagne ma vie » (6,52 %) et distancer à la fois son ex-allié PS Thierry Burlot, investi par LREM (15,53 %), avec qui Jean-Yves Le Drian, l’ancien président de la région, souhaitait qu’il se rassemble, mais également la droite LR d’Isabelle Le Callennec (16,27 %) et le RN (14,27 %).

En Normandie, où le président sortant (Nouveau Centre) Hervé Morin (36,86 %) était favori, les négociations entre la liste PS-EELV (18,37 %) de Mélanie Boulanger et celle PCF-LFI de Sébastien Jumel (9,64 %) achoppait sur le nombre de sièges. Dans le Grand Est, Éliane Romani (EELV) à la tête d’une liste d’union de la gauche (14,60 %) a tout bonnement déposé la même liste en préfecture, sans même discuter avec « l’Appel inédit » (8,64 %) mené par l’ancienne ministre Aurélie Filippetti, la députée LFI Caroline Fiat et la présidente du groupe socialiste au conseil régional Pernelle Richardot.

L’hégémonie, la volonté de soumettre ses concurrents de gauche n’est donc plus seulement l’apanage du PS. Les fusions de liste, constamment refusées par la droite UMP puis LR, devraient pourtant aller de soi pour tout démocrate soucieux de permettre, sur la base des résultats du premier tour, une juste représentation des sensibilités des électeurs dans l’assemblée régionale. Les refuser, à la seule fin de s’assurer une majorité docile et de pouvoir gérer solitairement sa région, découle certes de la logique présidentialiste de la Ve République. Cela n’en constitue pas moins un déni de démocratie qui ne peut que nourrir la désaffection des électeurs et préparer de futurs crashs démocratiques.

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