Le « moment Genet » enfin dans le texte

La Pléiade rassemble les romans et poèmes de l’ancien taulard, homosexuel provocateur et écrivain adulé par Sartre. En revenant aux textes initiaux, édulcorés à leur parution.

Olivier Doubre  • 30 juin 2021 abonné·es
Le « moment Genet » enfin dans le texte
À la prison de la Santé, une fresque de l’artiste Christian Guémy, dit C215, représentant Jean Genet.
© JOEL SAGET / AFP

Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe, avec l’aide précieuse d’Albert Dichy, non moins spécialiste de l’auteur de Querelle de Brest, auront sans doute eu plaisir à écrire dans leur introduction à ce recueil la phrase suivante : « On découvrira avec la présente édition ce à quoi auraient pu ressembler les œuvres romanesques complètes de Jean Genet si son époque avait été prête à les recevoir. » Publiés d’abord « sous le manteau » ou à compte d’auteur sous la forme de manuscrits ou de dactylogrammes, rédigés en prison ou entre deux incarcérations, tous ces romans et poèmes furent écrits durant une période « remarquablement brève », de 1942 à 1948. Car cet « ensemble narratif » est d’abord marqué « par une forte pornographie homosexuelle », mêlant milieux interlopes et plus aisés, prostitué·es, taulards, petits voyous, jeunes prolétaires fragiles ou victimes, figures de la classe dominante enfin, qui passent çà et là – ceux que Genet (1910-1986) nommera souvent « mes tortionnaires ».

Entre 1942 et 1948, « la littérature française a donc été comme contrainte d’accueillir un poison qui l’envahissait tout en la rejetant ». Avant un vrai long silence en termes de romans, tandis que Genet poursuivait l’écriture de pièces de théâtre. C’est bien lors de ce « moment Genet » que son « œuvre » vint secouer cette vieille dame littéraire très française, fort bien installée – et pas complètement indigne –, l’écrivain devenant « à la fois l’un des plus grands prosateurs du XXe siècle et l’un de ses plus grands dramaturges ». Allusion ici à ses formidables pièces de théâtre et à leur force politique, comme Les Bonnes ou plus encore Les Paravents – cette dernière, montée à l’Odéon en 1966 par Jean-Louis Barrault, dénonçant les exactions de l’armée française durant la guerre d’Algérie, et dont l’extrême droite tenta d’empêcher les représentations en les perturbant avec violence et vulgarités…

Finalement repéré, notamment par de célèbres lecteurs, d’abord Cocteau puis surtout Sartre, Genet voit publier ses œuvres complètesromanesques et poétiques – la différence est mince dans son cas – chez Gallimard, à partir de février 1951. Ces romans majeurs, comme Miracle de la rose ou Notre-Dame-des-Fleurs, mais aussi l’un de ses plus célèbres poèmes, « Le condamné à mort », figurent en fait au sommaire d’un tome II, puisque Sartre n’a pas eu le temps de terminer « la préface promise pour le premier volume ». L’ensemble paraît dans une version « expurgée », d’abord par Genet lui-même, conscient notamment du caractère pornographique de ses écrits, scandaleux au regard de la morale bourgeoise et des bonnes mœurs.

Ses écrits mêlent violence, prostitution, arnaques, pornographie et outrances.

Ladite préface de Sartre, « Saint Genet, comédien et martyr », n’est publiée qu’en juillet 1952, constituant à elle seule un livre à part entière – plus de 700 pages – et donc le premier tome ! Alors que, dès octobre 1951, tous les ouvrages de Genet se voient interdits à la vente aux États-Unis, par arrêt de justice, celui-ci connaît une très grave « crise morale » fin 1952, à la suite de la publication du texte fleuve de Sartre. Expliquant alors à son autre mentor en littérature, Jean Cocteau, qu’il a ensuite « brûlé le travail de ses cinq dernières années », il lui signifie qu’il se sent « statufié » par ces écrits à son égard, surtout par ceux de Sartre. Hurlant alors contre la présentation par trop captive de son œuvre et, surtout, de sa personne par le « pape de l’existentialisme » : « Je suis un autre ! » Et d’ajouter, plus tard dans un entretien : « Dans mes livres, je me mets à nu et en même temps je me travestis par des mots, des choix, des attitudes, par la féerie. Je m’arrange pour ne pas être trop endommagé. Par Sartre, j’étais mis à nu sans complaisance. »

Mais c’est pourtant Cocteau qui brosse « le premier portrait littéraire de Jean Genet, cette créature surgie de pages écrites en cellule, sans qui l’on ne peut comprendre le mécanisme de son destin anonyme ». Après leur première rencontre, en février 1943, l’écrivain, poète et cinéaste, qui compte parmi les très rares artistes s’étant déclarés ouvertement homosexuels, écrivait dans son Journal : « C’est un personnage d’entre deux prisons, marqué par les prisons. Une tête de paranoïaque avec un charme qui se dénoue vite. Une vitesse, une malice terribles. […] Élégance, équilibre, sagesse, voilà ce qui émane de ce maniaque prodigieux. »

Les termes « élégance » ou « sagesse » sont plutôt surprenants pour qualifier Genet, ou du moins le contenu de ses écrits, qui mêlent souvent violence, prostitution, vols, arnaques, pornographie et outrances. Des écrits qui ont d’ailleurs suscité, d’après les éditeurs de ce recueil, une « hostilité violente et précise » de la part de l’écrivain catholique et conservateur François Mauriac dans un article du Figaro en mars 1949, particulièrement choqué par « le cas Genet » alors que la pièce Haute Surveillance était montée au théâtre des Mathurins.

Ce que j’avais à dire à l’ennemi, il fallait le dire dans sa langue.

Il faut ici souligner l’« écart » entre le point de départ de l’individu, orphelin de l’Assistance publique et bientôt jeune délinquant maintes fois écroué, et le « point d’arrivée de l’écrivain et poète », dans les salons littéraires de Saint-Germain-des-Prés. Sartre et Cocteau adressent très officiellement en 1948 une lettre ouverte de demande en grâce présidentielle au locataire de l’Élysée, Vincent Auriol, au bénéfice de ce repris de justice « connu des services policiers, judiciaires et pénitentiaires depuis le début de son adolescence », qui en cas de nouvelle condamnation risquait la détention à perpétuité. Les deux écrivains vont jouer « de [ses] faiblesses sociales pour le renforcer socialement », dans un « chef-d’œuvre de rouerie [qui] est une pure fiction ». Et les deux « bonnes fées de Genet » d’insister ainsi : « Toute l’œuvre l’arrache à un passé de fautes flagrantes… » Vraie « victoire sociale », la grâce présidentielle fut accordée, apparemment sans grande difficulté. Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe remarquent, non sans ironie, qu’il « suffisait pourtant d’ouvrir ses livres pour comprendre que Genet n’avait nulle intention de se rendre fréquentable et que son inclusion dans la société ne pourrait que lui devenir insupportable ». Or Sartre et Cocteau avaient, eux, lu et commenté les versions clandestines !

Les recueils d’Œuvres romanesques complètes préfacéespar l’imposant texte de Sartre proposaient donc, entre 1951 et 1953, des versions expurgées de leurs passages les plus scandaleux ou scabreux, coupées par Genet lui-même, « d’abord pour en atténuer le caractère pornographique il est vrai, mais aussi, consciemment ou non, pour en dynamiser le propos, en contenir les méandres », comme le soulignent Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe. Et tout l’intérêt de cette présente édition est de donner à découvrir ces premières versions, clandestines, ou avant leurs versions lissées pour être présentables en ce début des années 1950. Mais on aurait tort de penser que Genet choquait en premier lieu par un vocabulaire ou des formes stylistiques particulières. Il fut parfois rapproché de Céline, ce qu’il ne refusait pas, certainement flatté en un sens puisque la référence vint même assez tôt sous sa propre plume (dans une lettre de novembre 1943 notamment). L’auteur du Journal du voleur y présente « l’option stylistique » qui fut la sienne « comme résultant d’un choix entre la langue “classique” et celle de Céline ». Si, dans la même correspondance, il explique vouloir en littérature « rendre acceptables dans le corps du bouquin de tels mots : bite, enculer et d’autres », il ne souhaite toutefois pas « mettre ses pas » dans ceux de Céline dans l’usage de l’argot. Celui-ci (que Genet, élevé dans le Morvan, maîtrisait mal) est d’abord trop « mobile », évoluant sans cesse, mais surtout la prose de l’auteur de Mort à crédit ne saurait être réduite à son seul argot.

Genet donne à la langue qu’il a choisie un sens politique, comme il l’explique au journaliste du Monde Bertrand Poirot-Delpech dans un entretien en 1982 : « Ce que j’avais à dire à l’ennemi, il fallait le dire dans sa langue, pas dans la langue étrangère qu’aurait été l’argot. » Et d’enfoncer le clou : « Avant de dire des choses si singulières, si particulières, je ne pouvais les dire que dans un langage connu de la classe dominante, il fallait que ceux que j’appelle “mes tortionnaires” m’entendent. Donc il fallait les agresser dans leur langue »

Romans et poèmes Jean Genet, édition établie par Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe, avec Albert Dichy, Gallimard, « La Pléiade », 1 648 pages, 72 euros (65 euros jusqu’au 30 septembre).

Idées
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