Avignon In : Le triomphe de l’intimité

Au-delà des grandes formes attendues, dont La Cerisaie de Tiago Rodrigues, ce sont les pièces plus modestes qui expriment le mieux force et singularité.

Anaïs Heluin  • 14 juillet 2021 abonné·es
Avignon In : Le triomphe de l’intimité
Denis Lavant dans Mister Tambourine Man, de Karelle Prugnaud.
© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Cette année plus encore que les autres, le Festival d’Avignon est l’occasion d’interroger nos envies, nos besoins de théâtre. Après un an d’interruption et de nombreux mois de fermeture des scènes, l’ouverture de la 75e édition de ce grand rendez-vous ravive et concentre toutes les questions que nous avons pu nous poser en tant que spectateurs ou acteurs du spectacle vivant. Deux d’entre elles, surtout. Faut-il reprendre le chemin de la création selon les mêmes mécanismes de diffusion et de production, qui préexistent de deux ans au moins aux spectacles eux-mêmes et encouragent sans cesse la nouveauté ? Et le développement de formes légères, -adaptables à toutes situations, doit-il continuer d’être soutenu, et comment ? La déception causée par les premières grandes formes très attendues du festival et le plaisir de découvrir des pièces plus légères en matière technique et humaine aiguillent nos réflexions.

La déception commence dans la Cour d’honneur du Palais des papes, où le festival s’est ouvert avec une Cerisaie qui, pour plusieurs raisons, était sur toutes les lèvres. Déjà, parce qu’elle symbolise le retour de la grande manifestation théâtrale après une année d’interruption. Aussi pour la bonne raison que, le matin de la première de cette mise en scène de l’ultime pièce de Tchekhov, l’auteur et metteur en scène portugais Tiago Rodrigues, directeur du Théâtre national de Lisbonne depuis huit ans, a été nommé à la tête du festival pour succéder à Olivier Py. Enfin, par la présence d’Isabelle Huppert, dans le rôle de l’aristocrate Lioubov. Une « victime sacrificielle des dieux du changement », une héroïne tragique perdue dans un drame tragique.

La vie peine à se frayer un chemin sur le vaste plateau, traversé par des rails sur lesquels se déplacent deux mini-scènes décorées de lustres accrochés à des tiges de réverbère. Si la sobriété de Tiago Rodrigues est au rendez-vous, l’intime très politique dont il la charge d’habitude ne s’exprime guère à travers les personnages de Tchekhov, qui vivent pourtant selon lui dans « une époque confuse, en pleine mutation, qui va précipiter l’ancien monde féodal dans la société moderne, forcément capitaliste et, un jour peut-être, démocratique ». Avec ses manières sophistiquées, souvent peu adaptées à la situation, Isabelle Huppert est aux antipodes de toute révolution. Son personnage, hors du monde, peut l’expliquer. Mais le reste de la distribution, franco-portugaise, n’est guère animé d’un souffle beaucoup plus vital. On sent que Tiago Rodrigues a tenté de ne pas faire de sa Cerisaie un monument : en vain.

Entre chien et loup, de Christiane Jatahy, et Fraternité, conte fantastique, de Caroline Guiela Nguyen, deux autres des grandes productions très attendues du festival, ne nous apportent pas ce qui manque au spectacle d’ouverture. Malgré sa promesse d’un théâtre au présent, qui « contraint les spectateurs à participer au sens de ce qu’ils voient en les amenant à devenir eux-mêmes monteurs et monteuses du récit », la première échoue à faire de son adaptation très libre de Dogville, de Lars von Trier, autre chose qu’une critique mal déguisée du Brésil de Bolsonaro. Entre cinéma et théâtre, le dispositif très sophistiqué qu’elle met en place empêche les interprètes de faire de l’histoire de Graça – une femme fuyant son pays, où le fascisme rampe – le laboratoire, l’espace de jeu et d’expériences qu’elle prétendait créer.

Fraternité, conte fantastique, souffre d’un problème similaire. Les amateurs et les professionnels de toutes origines rassemblés par Caroline Guiela Nguyen manquent de liberté pour rendre sensible la réflexion sur la fraternité qu’ils ont menée avec la metteuse en scène. Elle aussi très cinématographique, cette fiction post-catastrophe de trois heures et demie cherche trop à séduire par la forme pour creuser son sujet.

Le Festival d’Avignon offre heureusement aussi, bien qu’à la marge, une place à des propositions plus humbles sur le plan formel. Mis en scène par Karelle Prugnaud, Mister Tambourine Man est une pièce itinérante nourrie par l’imaginaire du théâtre forain. Autour d’un bar ambulant destiné à aller de village en village, le jongleur doublé d’un clown triste et trash qu’est Nikolaus Holz est accompagné du grand Denis Lavant. L’un est un patron de café fatigué de son zinc et de ses clients, l’autre un homme-orchestre qui n’en peut plus de ses instruments et de ses spectateurs. Écrit par Eugène Durif, le conte inspiré du Joueur de flûte de Hamelin offre aux deux artistes une partition idéale pour mêler leurs univers forts et singuliers, pour faire de leur scène de fortune un espace de jeu et de rencontre que l’on sent toujours sur le point de déborder.

Cruellement absente des grandes productions, maîtrisées en tout, cette joie que procure au théâtre l’impression que tout peut dérailler est aussi présente dans Nos cœurs en Terre, de David Wahl, créé dans le cadre de « Vive le sujet ! », rendez-vous organisé chaque année à Avignon par la Société des auteurs et compositeurs dramatiques. En mêlant sa parole de savant fou à la pratique du plasticien Olivier de Sagazan, obsédé comme lui des métamorphoses, l’artiste crée une causerie qui part de Pierre Borel et de la sexualité des pierres pour arriver à une réflexion sur la fragilité de nos écosystèmes. En passant par des voies surprenantes, saugrenues. Tout comme le sont les tableaux de Ceux-qui-vont-contre-le-vent, de Nathalie Béasse, qui revendique une fragilité qui permet au théâtre de s’inventer sous nos yeux.

Festival d’Avignon, 75e édition, du 5 au 25 juillet, www.festival-avignon.com, 04 90 27 66 50.

Musique
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