« France », de Bruno Dumont : « Ce qui m’intéresse, c’est l’intérieur des êtres »

Bruno Dumont emprunte une nouvelle voie avec _France_. Par le biais d’une journaliste vedette d’une chaîne d’info en continu, aux pratiques sans scrupule et outrancières, le cinéaste scrute les affres de l’âme humaine.

Christophe Kantcheff  • 24 août 2021 abonné·es
« France », de Bruno Dumont : « Ce qui m’intéresse, c’est l’intérieur des êtres »
L’actrice Léa Seydoux brise son image pour passer sous les ténèbres.
© RogerArpajouu00a93B

Le personnage interprété par Léa Seydoux, France de Meurs, est la journaliste star d’une chaîne d’information en continu. A priori, le regard au vitriol, presque farcesque, est incontestable. Premier exemple : la manière dont France manipule la réalité dans ses reportages à divers coins chauds du globe, fabriquant du mensonge dont la seule vedette est elle-même. Autre exemple : les « punchlines » au cynisme et à la vulgarité sans limites débitées au kilomètre par l’assistante de France, Lou (Blanche Gardin). Pour autant, le film ne se concentre pas sur la critique des médias. Ou, plus exactement, il ne s’en satisfait pas.

Car le film ne reste pas à l’extérieur de l’univers qu’il montre. Bruno Dumont déploie les atouts du cinéma qui consistent à créer du frottement, de la contradiction et de l’empathie pour aller davantage au fond des choses. Ainsi, France n’est pas seulement traitée comme l’emblème d’une profession en perdition. Marchant sur une ligne de crête entre son irrépressible soif de vedettariat et une lucidité qui l’amène au bord de la dépression, le personnage ne cesse d’alterner sourires carnassiers et larmes. Passant des décors aux couleurs criardes des studios de télévision à son immense appartement au luxe lugubre et sombre (la double face de Janus), France semble en permanence maquillée d’une poudre blanche, comme un clown triste. Léa Seydoux est très impressionnante dans ce rôle. Elle incarne l’humaine inhumanité du monde qui est le nôtre. Mais le cinéaste ne condamne pas définitivement son personnage. Il lui laisse la possibilité de se réformer – cette question-là est abordée dans le film sous une de ses formes les plus ultimes.

La puissance de France est aussi là : plutôt que de lancer un pavé dans la mare plombant définitivement l’ambiance en étant sûr de son fait, le film ne bouche pas la perspective d’un sursaut.

Bruno Dumont se renouvelle ici en prenant une voie autre que sa veine comique (P’tit Quinquin, Ma Loute) ou son attachement à un personnage historique (Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc et Jeanne). Ce n’est jamais sans risques – et les risques ici ne sont pas minimes –, mais que serait un artiste assurant ses arrières ? Nous l’avons interrogé en juillet au Festival de Cannes, où son film, présenté en compétition, a divisé la presse. Ce qui ne semblait pas surprendre Bruno Dumont plus que de raison.

Pourquoi aborder la thématique des médias ?

Bruno Dumont : Après Jeanne, j’avais envie de me saisir d’un sujet plus actuel. Je trouvais le thème du monde numérique intéressant. Ce que j’appelle numérique, ce sont tous les écrans. La télévision n’en est qu’un élément. C’est un monde nouveau, pas forcément encore pensé, dans lequel nous sommes plongés, et qui n’est pas sans rapport avec le cinéma parce qu’il génère beaucoup de fiction. Un univers quasi parallèle. La réalité s’y est dissoute, mais le réel n’en est pas absent : il est représenté.

Ensuite, il me fallait un personnage, France de Meurs. Qui à la fois incarne ce monde et prend conscience, à la faveur d’un événement, de son aliénation.

Vous vous inscrivez en faux contre ceux qui ne voient dans France qu’une critique acerbe des médias.

La critique des médias en soi ne m’intéresse pas. Je ne fais pas non plus un documentaire sur les journalistes et je ne m’en prends pas aux individus. Je pousse suffisamment l’artifice de la mise en scène pour que le spectateur ne puisse croire à aucun moment qu’il est en présence de la réalité. Il n’existe aucune journaliste telle que France de Meurs. Ceux qui disent que c’est une charge contre les journalistes ne veulent pas voir le film tel qu’il est.

Certes, je montre le off de l’univers médiatique, un univers simplifié, refusant la complexité, qui n’est que dans le in. Le numérique exige une pensée purifiée, hygiénique, hyper morale, avec des injonctions permanentes. Le cinéma est beaucoup plus sale, impur. Ainsi, je rééquilibre un peu les choses. En fait, les journalistes sont globalement pris dans un problème de conscience entre l’obligation industrielle – la rentabilité, pour le dire vite – et la noblesse de la tâche d’informer, qui consiste à nous ouvrir sur le monde. C’est une tâche cruciale. C’est pourquoi France est à la fois héroïque et tragique. Elle cherche l’hyper-lumière et en même temps elle est malheureuse.

Plus profondément, France est un artefact cinématographique, chargée d’être ce qu’elle est, une journaliste, et en même temps elle entraîne le spectateur à l’intérieur de lui-même. Elle lui tend un miroir. À partir de ça, je fais un film qui ne recule pas devant le mélo, l’artificialité du théâtre. France est une sorte de roman-photo avec toute l’exagération qu’il induit, mais qui est aussi terriblement humain. Je pourrais résumer le film en une phrase : nous sommes l’objet de la turpitude et de la grâce.

C’est aussi un film intimiste…

Ce qui m’intéresse, c’est l’intérieur des êtres. Comme il est impossible de le filmer directement, je fausse l’extérieur pour montrer qu’il ne s’agit pas de l’extérieur, mais de l’intérieur. C’est une représentation de l’intérieur de France. Il faut l’indiquer au spectateur tout en ne surlignant pas non plus. Je préfère lui laisser de la place. Par conséquent, si le spectateur décide de ne pas voir, il ne voit pas.

Le film, comme le principe du feuilleton, a quelque chose de répétitif. France a beau connaître une dépression à cause de la manière dont elle fait son travail, elle y retourne, elle recommence.

Je ne voulais pas, après sa prise de conscience, en faire une sainte. Elle s’héroïse dans la vicissitude humaine. Qu’elle finisse par faire correctement son boulot, ce sera déjà bien. C’est la philosophie du film. Je ne voulais pas qu’elle arrête et qu’elle veuille devenir Mère Teresa pour s’occuper des pauvres. Il y en a assez de ces consciences pures qui nous expliquent qu’il faut s’occuper des autres ! C’est une idéologie bête et culpabilisante. Si elle s’occupe de son voisin et d’elle-même, ce ne sera déjà pas mal.

Ce que vous dites fait penser, mais a contrario, à Europe 51, de Roberto Rossellini, où l’héroïne, au début une bourgeoise égoïste, devient une quasi-sainte après la mort de son enfant. Peut-être est-ce une question d’époque, entre les années 1950 et aujourd’hui.

Absolument. J’aurais pu appeler mon film France 2021, parce qu’il est totalement ancré dans notre présent. Et là je reste fidèle à la pensée de Péguy quant à son approche du réel. Péguy pense le réel non dans le futur ni dans le passé, mais dans le présent. Je rejette le messianisme, la pensée métaphysique ancienne qui propose de renoncer au bonheur présent pour vivre un bonheur futur, et dont le discours journalistique ou politique est très empreint. France ne rompt pas avec son métier, mais elle veut le faire mieux. C’est ça, Péguy : il faut s’élever là où on est.

On a rarement vu Léa Seydoux ainsi au cinéma. On connaît sa beauté. Elle a accepté de prendre des risques en montrant une -laideur qu’elle va chercher en elle.

Elle a compris l’amplitude que lui permettait le personnage. Il y a en France une laideur morale qui doit se voir dans la représentation cinématographique. Léa l’a donnée. La beauté de Léa Seydoux aiguise l’intérêt de l’accompagner dans les zones les plus retirées, les plus scabreuses. Elle est d’autant plus belle qu’elle passe sous les ténèbres. Léa aurait pu en effet refuser d’aller au loin pour garder une image d’elle corrigée. Fausse, en fait. Nous sommes là en plein dans le sujet du film.

Êtes-vous directif avec les acteurs ?

Oui, mais avec des limites, car ce sont eux les interprètes. Je ne leur demande pas d’exécuter un modèle préétabli. Je les place dans un milieu et je les regarde jouer. Dès la première prise, je vois la couleur qu’ils prennent. C’est cette couleur que je peux infléchir, modifier. Ensuite, en fonction des prises, j’essaie d’avoir toutes les gammes de couleur pour le montage. Je pratique ainsi avec les acteurs professionnels comme avec les non-professionnels. En réalité, Léa Seydoux est très « non professionnelle ». Elle est nature.

Comment s’est passé le travail avec Christophe, la BO du film étant l’une de ses dernières -compositions ?

J’avais travaillé sur la musique de Jeanne avec lui et nous nous étions très bien entendus. Tandis que Jeanne entrait dans ses ténèbres, la musique de Christophe lui conférait de la lumière. Cela créait un contrepoint. Nous avons appliqué à France ce que nous avons fait pour Jeanne. Dès que nous arrivions dans des zones un peu sombres du personnage, il me proposait quelque chose d’une tonalité plutôt romantique. La musique de Christophe contribue à comprendre le personnage. Elle nous éclaire sur la personnalité de France.

France, Bruno Dumont, 2 h 14.

Cinéma
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