« Les luttes LGBTQI sont liées à l’anticapitalisme et à la justice climatique »

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Olivier Doubre  • 25 août 2021 abonné·es
« Les luttes LGBTQI sont liées à l’anticapitalisme et à la justice climatique »
Une lecture dirigée par Michel Didym de La Nuit du mime, de l’Américain George Brant, traduit par Dominique Hollier.
© Éric Didym

Contre-nature ? Contre la nature ? On sait combien l’homophobie (ou les LGBT-phobies) a toujours mis en avant ces arguments pour violemment dénigrer toutes les sexualités rompant avec l’hétéronormativité. Pourtant, les luttes minoritaires devraient se rapprocher, aujourd’hui, des revendications de l’écologie politique. C’est là tout l’objet de cet essai vif et rigoureux qui s’attache à battre en brèche le discours de certains courants réactionnaires d’une prétendue écologie qui réactive à l’encontre des personnes LGBTQI ce « spectre de la “contre-naturalité” ». Mieux, il montre au contraire combien les expériences de modes de vie minoritaires ne peuvent qu’associer l’exigence de l’émancipation à celle de la protection du vivant.

Journaliste indépendant, militant de « collectifs d’action transpédégouines » et en faveur de « luttes sociales pour la justice climatique », Cy Lecerf Maulpoix s’emploie ici, dans une écriture délibérément inclusive, entre enquêtes, reportages et récits d’expériences parfois très personnelles, à proposer de nouvelles pistes militantes, théoriques et pratiques, et ainsi « esquisser une écologie plurielle qui ne peut être qu’intersectionnelle, fondamentalement anticapitaliste, queer, décoloniale et féministe ».

Bonnes feuilles

Maladie, contre-naturalité, perversion, dégénérescence sont des termes qui disposent d’une force d’écrasement, d’une puissance paralysante et tentaculaire qui continue de se manifester un peu partout. En Europe, ils sont utilisés encore aujourd’hui pour justifier d’exclusions et de répressions monstrueuses, que ce soit dans les « zones sans LGBTQI » de Pologne et de Hongrie, les camps de tortures en Tchétchénie, les thérapies de conversion déguisées, ou les parcours de celleux qui se voient estampilléEs du sceau de la déviance et subissent des violences institutionnelles, médicales, psychiatriques, sociales. Pourtant, la naturalisation du système hétérocispatriarcal n’est pas l’apanage des seuls partis politiques conservateurs. Elle n’émane pas uniquement des organismes les plus répressifs ni des condamnations les plus manifestes de l’Église ou de l’extrême droite. Elle nourrit encore largement aujourd’hui la pensée politique, les pratiques sociales, scientifiques, médicales et militantes des pays occidentaux.

Déconstruire les concepts et les termes liés à la production de la nature et à ce qui relèverait de sa préservation, de sa protection et de ses liens avec la fabrique d’idéologies et le maintien d’hégémonies hétérocispatriarcales s’avère donc essentiel. D’autant plus essentiel que l’écologie politique et militante qui s’est développée au cours des dernières décennies, dans un contexte de crise environnementale et sociale, n’échappe pas, elle non plus, à cette vision discriminante de la nature.

La naturalisation du système hétérocispatriarcal n’est pas l’apanage des partis conservateurs. Elle nourrit encore la pensée politique et sociale.

De nombreux courants écologistes ont repris ou développé à leur tour des pensées problématiques, critiques et excluantes à notre encontre. Pour eux, nous incarnons encore des marges dangereuses. Nous sommes souvent représentéEs comme les figures repoussoirs d’un libéralisme débridé.

Autrefois malades physiologiques, pervers, ressources et forces de travail inadéquates, contre-nature, au sein d’un ordre capitaliste hétéronormé, nous avons acquis par la lutte la reconnaissance légitime d’une partie de nos droits. Mais l’évolution structurelle du capitalisme au cours des cinquante dernières années nous procure des conditions d’existence paradoxales. En nous promettant l’émancipation tout en nous intégrant à de nouveaux systèmes d’exploitation et en précarisant beaucoup d’entre nous, le capitalisme nous a amenéEs à rejoindre un monde en marche, caractérisé par la destruction accélérée du vivant. Plutôt que de tenter d’échapper à la violence exercée contre nous, nous risquons de reproduire à notre manière de nouvelles oppressions, envers d’autres minorités, d’autres existences humaines ou non humaines. Dans le même temps, celleux qui nous craignent et redoutent de voir leur ordre et leurs privilèges s’effondrer en même temps que le reste du monde nous en tiennent en partie responsables. Fléaux sociaux, nous sommes également devenuEs des fléaux pour l’environnement.

Ces nouvelles tendances réactionnaires interpellent, alors que nous vivons une crise plurielle et ravageuse qui exacerbe et encourage les peurs, la haine et l’extermination organisée de la différence. Pendant l’écriture de cet ouvrage commencé en 2019, des feux de grande ampleur ont dévasté l’Amazonie, la Californie, l’Australie, la Sibérie, l’Angola, le Congo et la Tanzanie, le permafrost a continué de fondre, dégageant des quantités de méthane dont les effets se font déjà sentir, les eaux ont continué de monter et de submerger de nouveaux territoires, les industries, les multinationales, d’exploiter, d’asservir, de polluer, de produire des quantités astronomiques de CO2, une nouvelle épidémie a accéléré ce grand mouvement de destruction, précarisé et détruit de nombreuses formes de vie, et la liste est désormais infinie. Dans le même temps, de nombreux gouvernements, dont celui de la France, se sont arc-boutés sur des politiques de rejet, en enrichissant un arsenal répressif et dictatorial au mépris des réactions, des besoins et de la dignité que la population réclame à juste titre. Et il y a fort à parier qu’il ne s’agisse ici que des prémices de violences plus grandes encore. Dans quelle mesure ces phénomènes impactent-ils les vies LGBTQI et celles des autres minorités ? Comment exacerbent-ils des oppressions déjà existantes ?

Serait-il possible de transformer nos différences et nos identités afin de leur octroyer un pouvoir actif de résilience et de résistance ?

L’époque que nous vivons nous pousse à nous attarder sur nos propres vulnérabilités au cœur de la crise. Elle nous invite à une grande remise en question, à revoir et transformer un certain nombre de schèmes de pensées et de pratiques qui contribuent à la destruction généralisée du vivant même lorsqu’ils prétendent lutter contre elle.

Si cette dégradation de la vie est indéniable et qu’elle se rappelle à nous quotidiennement de manière plus ou moins urgente, dans quelle mesure pouvons-nous alors tirer de nos situations minoritaires des points de vue et des perspectives nouvelles ? Serait-il possible de nous réapproprier des savoirs et de transformer dans le même temps nos différences et nos identités afin de leur octroyer un pouvoir actif de résilience et de résistance, un pouvoir révolutionnaire si le mot n’est pas trop galvaudé désormais ?

Ces questions ont émergé concrètement à la suite de mes premières années d’engagement militant dans les mouvements écologistes et LGBTQI. J’avais grand-peine à articuler les revendications émanant de ces deux mouvements. Au pire, elles me paraissaient comme irréconciliables car indexées sur des ambitions et des niveaux d’urgence très différents, au mieux comme devant coexister sans vraiment se rencontrer. Je ne percevais pas encore l’enrichissement mutuel qu’elles étaient en mesure de s’apporter ni les perspectives communes qu’elles pouvaient dessiner. Mais, surtout, je ne concevais pas encore la manière dont les luttes LGBTQI pouvaient être fondamentalement liées à l’anticapitalisme et à la justice climatique, la manière dont leurs racines puisaient dans le même terreau de lutte contre l’exploitation et la destruction du vivant.

Au fil de ces questionnements, j’ai rencontré cependant tout un champ militant et disciplinaire qui m’a permis de penser ensemble ces engagements. L’écologie queer est définie par Catriona Sandilands comme « une constellation vaste et interdisciplinaire de pratiques dont le but est de perturber de différentes manières les discours et les articulations institutionnelles de la nature et de la sexualité, de réimaginer des processus d’évolution, des interactions écologiques et des politiques environnementales à la lumière de la théorie queer (1) ». Elle connaît, depuis quelques années, une visibilité accrue au sein de la recherche universitaire, notamment états-unienne, et dans différents ouvrages qui ont influencé ma réflexion. Cependant, je lui ai préféré dans ce livre le terme d’« écologies déviantes », qui m’a semblé plus à même de représenter la diversité des intersections et des identités mouvantes décrites dans ces pages, tout en réaffirmant le besoin de se réapproprier l’insulte ou le stigmate qui s’y voyaient associés. Il va sans dire que la conception de l’écologie utilisée ici ne se réduit pas à la préservation des écosystèmes, aux énergies renouvelables ou à un changement de consommation individuel. Elle ne se confond pas non plus avec un réformisme dont le but serait de faire durer le plus longtemps possible le capitalisme au cœur de la crise écologique, de défendre la structuration d’un capitalisme vert qui dirait plus ou moins son nom. Tout au contraire, il s’agit ici d’esquisser une écologie plurielle qui ne peut être qu’intersectionnelle, fondamentalement anticapitaliste, queer, décoloniale et féministe.

Les mémoires minoritaires, l’histoire de nos luttes, abondent d’exemples déviants, de lignes de fuite, de grandes échappées à travers les villes et les champs, d’arrière-postes combatifs, de rêves et d’utopies précieuses à même de nourrir nos imaginaires et nos espoirs. Comme beaucoup d’autres avant moi, j’ai souhaité quitter les chemins tout tracés et partir à la recherche d’autres territoires et d’autres intersections.

© Cambourakis

(1) « QueerEcology », Catriona Sandilands, in Keywords for Environmental Studies__, J. Adamson, W.A. Gleason, D.N. Pellow (éd.), NYU Press, 2016, https://keywords. nyupress.org/environmental-studies/essay/queer-ecology/

Écologies déviantes Cy Lecerf Maulpoix, Cambourakis, coll. « Sorcières », 272 pages, 22 euros. En librairie le 1er septembre.

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