« Mélenchon est la dernière chance du populisme de gauche »

Le nouvel essai du politiste Manuel Cervera-Marzal décortique la sociologie et le fonctionnement de La France insoumise, sans rien omettre de ses failles.

Roni Gocer  • 13 octobre 2021 abonné·es
« Mélenchon est la dernière chance du populisme de gauche »
L’un des éléments du succès de la campagne de 2017, c’est l’adoption d’un principe de fonctionnement en petit nombre, autour de la garde rapprochée du candidat.n
© OLIVIER CHASSIGNOLE/AFP

À l’état gazeux, la matière n’a ni volume ni forme propre. La France insoumise se voudrait pareille. Le jeune mouvement représente, depuis sa création en 2016, un casse-tête pour les politologues et les journalistes. Si beaucoup se consolent en commentant les sorties et les tribulations de son chef, Jean-Luc Mélenchon, le politiste Manuel Cervera–Marzal garde les yeux rivés sur sa structure. Après trois années de recherche et une centaine d’entretiens, il livre dans Le Populisme de gauche (1) un tableau détaillé du mouvement. Au-delà d’une analyse à froid de l’organisation politique, l’essai évoque aussi ceux qui la composent, ses militants et ses militantes. En parallèle, il dresse également le bilan de la dernière décennie du populisme de gauche, qu’il associe en filigrane à la trajectoire de La France insoumise.

Entre les militant⋅es issu⋅es du Parti socialiste ou du Parti communiste et les insoumis⋅es, les différences sociologiques sont-elles notables ?

Manuel Cervera-Marzal : Assez peu. Si on mêlait ces trois groupes de militants, on aurait du mal à distinguer des profils sociologiques très différents. À chaque fois, on retrouve une surreprésentation des catégories de personnes considérées comme disponibles, c’est-à-dire des retraités et des étudiants. Très majoritairement blancs, par ailleurs. Ce qui est plus original, ce sont les parcours politiques. Au cours de mes entretiens, j’ai retrouvé approximativement un tiers de militant·es venant du Parti de gauche, un tiers venant du PCF ou d’autres partis et un tiers de novices, qui découvraient ainsi l’engagement politique.

Ces derniers ont-ils réussi à prendre racine dans la structure ?

Pas vraiment, ou beaucoup moins qu’ils n’auraient pu le faire. Initialement, le mouvement avait réussi à réunir 500 000 membres. Bien sûr, c’est en partie un effet d’optique, qui s’explique par des règles d’adhésion très simples et la gratuité de la démarche. Sur tous ces membres, je considère qu’il y a tout de même 80 000 à 100 000 militant·es s’investissant activement en 2017. L’année d’après, ce chiffre s’effondre pour s’établir autour de 10 000 personnes. Je ne saurais dire si La France insoumise n’a pas su les retenir ou si elle n’a pas voulu le faire. Il me semble que seule une infime partie du financement public obtenu par elle (environ 4 millions d’euros par an) est réinvestie dans la consolidation des groupes locaux.

Le profil sociologique des insoumis n’entrave-t-il pas la capacité du mouvement de s’adresser aux classes populaires, comme il le souhaiterait ?

Pour essayer de résorber le fossé entre la gauche et les classes populaires, La France insoumise manifeste une volonté marquée d’adopter de nouvelles formes de militantisme. Cette volonté se traduit par la remise au goût du jour du porte-à-porte, des « caravanes des droits » visant à faciliter les démarches administratives et la création d’instances consacrées à la promotion de ces méthodes en interne. J’ai relevé néanmoins un décalage fréquent entre le nombre de militant·es très volontaires et le peu d’habitant·es intéressé·es par ces propositions. Les rares fois où ça marche, c’est généralement parce qu’il y a des personnes connaissant les quartiers au sein des groupes d’action.

Cela dit, la situation n’est évidemment pas imputable à La France insoumise : c’est depuis une trentaine d’années que la gauche s’est coupée des classes populaires. Et il faut rappeler que le vote insoumis parvient tout de même à capter une part significative du vote populaire, avec un bond sensible entre 2012 et 2017.

Vous évoquez l’« agilité tactique » qu’offre à Jean-Luc Mélenchon la forme gazeuse de son mouvement. Est-ce toujours le cas pour cette campagne de 2022 ?

Oui, c’est bien parti pour être similaire. Le contre-modèle, c’est la campagne du Front de gauche en 2012, quand le candidat Mélenchon avait dû composer avec plusieurs partis et comités consultatifs. Cela a été perçu comme une entrave empêchant son discours d’être plus souple.

L’un des éléments du succès de la campagne suivante, en 2017, c’est l’adoption d’un principe de fonctionnement en petit nombre, autour de sa garde rapprochée. À quelques départs près, on retrouvera en 2022 le même groupe de fidèles, issu du premier cercle, comme Manuel Bompard, Mathilde Panot, etc. La différence, c’est que ces derniers ont eu l’occasion de se professionnaliser et de s’habituer aux institutions, notamment à l’Assemblée nationale ou au Parlement européen.

Vous mentionnez la fragilité des mouvements populistes, très dépendants de la visibilité et de la popularité de leurs leaders. Selon vous, La France insoumise pourrait-elle se remettre d’une défaite sévère de Jean-Luc Mélenchon ?

Pour moi, il est clair qu’un échec de Jean-Luc Mélenchon serait synonyme de la fin de La France insoumise. D’ailleurs, le mouvement est déjà en partie enterré… Le nom du site de la campagne ne mentionne pas La France insoumise, mais s’intitule simplement « melenchon2022.fr ». Mélenchon ne le cache pas, en déclarant qu’il sera d’abord le candidat de l’Union populaire, avant d’ajouter qu’il s’appuie sur les forces de La France insoumise. C’est une stratégie familière pour lui de ne pas s’attacher à un seul édifice. En quinze ans, il a déjà créé six organisations. D’ailleurs, il n’est pas dit non plus qu’une victoire à la présidentielle pérennise La France insoumise. Une structure similaire telle que La République en marche reste une coquille vide, en dépit même du quinquennat d’Emmanuel Macron.

La France insoumise a largement été comparée à d’autres nouveaux mouvements de gauche, notamment Podemos en Espagne et Syriza en Grèce. Pourquoi estimez-vous que ces rapprochements sont limités ?

Contrairement à une croyance répandue, l’organisation de La France insoumise demeure très différente de celle des autres forces populistes de gauche en Europe. Des mouvements comme Podemos ou Syriza ont rapidement adopté des structures partidaires classiques, à l’inverse de La France insoumise. Dans le cas de Podemos, il y avait des tendances distinctes et clairement identifiables au sein du mouvement. Cela a d’ailleurs conduit à une scission fracassante, lorsqu’une partie importante des militant·es s’en est allée avec l’ancien numéro deux, Iñigo Errejon. Un scénario similaire ne pourrait pas se produire à La France insoumise, où l’on constate que les départs de dirigeants comme Charlotte Girard ou François Cocq n’ont pas eu beaucoup d’effets.

Vous listez les symptômes d’un essoufflement du populisme de gauche en Europe. La France insoumise ferait-elle figure d’exception française ?

À mon sens, on arrive à la fin d’un cycle du populisme de gauche. Il faut revenir sur le contexte de son développement pour le comprendre. Historiquement, les forces politiques qui s’y réfèrent émergent en réaction à trois décennies de contre-révolution néolibérale. Et à la crise de 2008, bien sûr. Très vite, un fort sentiment d’exaspération politique va croître, notamment à l’égard des élites sociales-démocrates. Cela se traduit d’abord dans les rues et sur les places par d’importantes mobilisations citoyennes. Puis, dans les années qui suivent, un transfert de cette exaspération s’opère vers des formations politiques, souvent neuves. Ce qui a mené à une série de victoires retentissantes.

Mais, aujourd’hui, ces mêmes partis sont en déclin presque partout. En Espagne ou au Portugal, ils servent d’appoint à la gauche institutionnelle au pouvoir ; en Angleterre, Jeremy Corbyn a été déchu de la direction du Labour au profit d’un candidat de centre gauche ; et Syriza a perdu le pouvoir en Grèce, après une suite de renoncements. Dans ce contexte, Jean-Luc Mélenchon est la dernière chance du populisme de gauche. Et son échec n’est pas certain. En fait, ce déclin est paradoxal, puisque la forte conflictualité sociale à l’origine de cette vague radicale est toujours d’actualité.

(1) Le Populisme de gauche. Sociologie de La France insoumise Manuel Cervera-Marzal, La Découverte, 392 pages, 22 euros.

Manuel Cervera-Marzal Chercheur en sociologie et philosophie politique à l’université de Liège.