Total : Un demi-siècle de déni et de mensonges

Selon un rapport très documenté, le pétrolier Total connaissait les effets des énergies fossiles sur le changement climatique mais a savamment orchestré sa communication externe pour entretenir la confusion et verdir son image. Récit.

Vanina Delmas  • 20 octobre 2021 abonné·es
Total : Un demi-siècle de déni et de mensonges
© HENDRIK SCHMIDT / dpa-Zentralbild / dpa Picture-Alliance via AFP

En 1971, les cadres de l’entreprise Total, ses employés, mais aussi la plupart de ses partenaires commerciaux, économiques et politiques ont certainement feuilleté, voire lu, l’un des six mille exemplaires de la revue Total information. Leur attention s’est peut-être portée sur un titre détonnant à l’époque : « La pollution atmosphérique et le climat », écrit par François Durand-Dastès, l’un des spécialistes des connaissances climatologiques à l’époque. L’article indique noir sur blanc : « Si la consommation de charbon et de pétrole garde le même rythme dans les années à venir, la concentration de gaz carbonique pourrait atteindre 400 parties par million vers 2010 […]. Cette augmentation de la teneur est assez préoccupante […]. Les ordres de grandeur calculés sont évidemment faibles, mais pourraient avoir des effets importants. La circulation atmosphérique pourrait s’en trouver modifiée, et il n’est pas impossible, selon certains, d’envisager une fonte au moins partielle des calottes glaciaires des pôles, dont résulterait à coup sûr une montée sensible du niveau marin. Ses conséquences catastrophiques sont faciles à imaginer… »

Il y a cinquante ans, Total avait donc connaissance de l’existence du réchauffement climatique, de son ampleur, des causes de son accélération et de l’état des recherches scientifiques sur le sujet. Total savait tout. C’est ce que révèle une étude publiée ce mois-ci dans la revue académique Global Environmental Change, intitulée « Alertes précoces et émergence d’une responsabilité : les réactions de Total face au réchauffement climatique, 1971-2021 ». Ses auteurs, Christophe Bonneuil, Benjamin Franta et Pierre-Louis Choquet, travaillent sur ce sujet depuis deux ans. « Benjamin Franta, qui travaille avec Robert Proctor sur ce que l’industrie américaine savait du réchauffement climatique depuis les années 1950, m’a demandé de lui traduire une page qui était en français. C’était cet article de la revue Total information de 1971, raconte Christophe Bonneuil, directeur de recherche en histoire au CNRS, coauteur de L’Événement Anthropocène en 2013. J’ai constaté que l’alerte était écrite de manière assez forte, alors cela m’a intrigué. J’ai découvert que la revue était accessible au public, alors j’ai regardé tous les numéros des années 1960 jusqu’à aujourd’hui. »

L’accès relativement simple aux aàrchives et des entretiens menés avec d’anciens dirigeants de Total (et d’Elf avant la fusion en 1999) ont permis de retracer de manière factuelle les positions de la major pétrolière sur les connaissances et politiques climatiques au fil des années. Et d’identifier des « phases de prise de conscience, de préparation, de déni et de retardement », des stratégies qui ont largement contribué à la « fabrication du doute » dans l’opinion publique. « Entre 1968 et 1974, le climat n’est pas le problème numéro 1 comme aujourd’hui, mais ce sujet n’est pas totalement absent de l’actualité, précise Christophe Bonneuil. Nous constatons que les problèmes liés au réchauffement climatique sont dès 1968 un sujet connu des hauts fonctionnaires de l’aménagement du territoire, ceux qui sont à l’origine du ministère de l’Environnement en 1971, mais aussi des élites administratives et techniques, notamment des ingénieurs de Polytechnique présents dans tout le secteur de l’énergie, à la tête du ministère de l’Industrie. »

Une stratégie visant à semer le doute dans l’opinion sur les sciences climatiques.

L’année 1971 révèle les stratégies professionnelles collectives des compagnies pétrolières françaises, basées sur la mise en avant des incertitudes de la science et le dénigrement des alertes écologistes de l’époque. Dans une brochure, l’Union des chambres syndicales de l’industrie du pétrole admet « un lent accroissement de la teneur moyenne en CO2 de l’atmosphère », mais le considèrent « sans commune mesure avec celui qui est nécessaire pour entraîner les effets apocalyptiques prédits par certains futurologues ».

Climatosceptique comme Exxon

Cette enquête fouillée, mêlant histoire du pétrolier, histoire des sciences et histoire des entreprises, est présentée comme une première pierre, dans la lignée de ce qui s’est fait outre-Atlantique il y a plusieurs années autour d’autres grandes entreprises de combustibles fossiles, notamment Exxon. En 2015, l’Union of Concerned Scientists (UCS) publie un rapport portant plus globalement sur la désinformation organisée de l’industrie des énergies fossiles à propos du réchauffement climatique ces trente dernières années. Il dévoile notamment des e-mails prouvant qu’Exxon connaissait les liens entre réchauffement climatique et combustion des énergies fossiles depuis au moins 1981. En 2017, Naomi Oreskes et Geoffrey Supran, chercheurs en histoire des sciences à l’université de Harvard, ont montré l’énorme fossé entre les communications internes de l’entreprise, qui relaient les connaissances scientifiques du moment sur l’ampleur et les origines du changement climatique, et les prises de position publiques, qui ne mettent en avant que les incertitudes. Une stratégie visant à semer le doute dans l’opinion sur les sciences climatiques.

Le parallèle n’est pas anodin : Exxon apparaît de nombreuses fois dans cette étude consacrée à Total, car la plupart des savoirs scientifiques sur le climat viennent des États-Unis. Bernard Tramier, directeur de l’environnement chez Elf de 1983 à 1999, puis chez TotalFinaElf de 2000 à 2003, a confié aux chercheurs que ce sont bien « les gens d’Exxon qui les ont mis au parfum » lors d’une réunion de l’Association internationale de l’industrie pétrolière pour la protection de l’environnement (Ipieca) – association industrielle dans laquelle Total et Elf étaient actifs – en 1984 à Houston.

77 milliards de dollars ont été investis dans les énergies fossiles entre 2015 et 2019.

« Tous les modèles sont unanimes à prédire un réchauffement de la Terre, mais l’amplitude du phénomène reste indéterminée. Les premières réactions ont été, bien entendu, de “taxer les énergies fossiles”, il est donc évident que l’industrie pétrolière devra une nouvelle fois se préparer à se défendre », écrit Bernard Tramier dans le rapport annuel de 1986 envoyé au comité exécutif d’Elf. Se défendre en suivant la ligne climatosceptique d’Exxon, notamment à l’approche du Sommet de la Terre de Rio en 1992, deux ans après la publication du premier rapport du Giec. Plusieurs dirigeants d’Elf et de Total ont maintes fois répété qu’il fallait promouvoir l’incertitude scientifique dans l’intérêt de l’entreprise, conscients que les alertes des climatologues donneraient lieu à des régulations et à des taxes.

« Bernard Tramier explique qu’à l’époque il considérait qu’il n’y avait pas assez de certitudes pour prendre des mesures aussi restrictives que l’écotaxe, car cela aurait pu freiner la croissance de l’entreprise. Selon lui, les grandes entreprises étaient les mieux placées pour réagir au changement climatique, car elles détenaient les savoirs techniques et la connaissance du marché nécessaires pour être plus efficaces énergétiquement », détaille Christophe Bonneuil.

L’enquête replace ces déclarations dans le contexte économique. Au début des années 1990, la Commission européenne s’attaque à l’épineux sujet de l’écotaxe, soutenue dans un premier temps par la France. Mais à l’arrivée de Dominique Strauss-Kahn au ministère de l’Industrie, en mai 1991, changement radical de position. Parallèlement, l’Association européenne de l’industrie pétrolière, aidée par des secteurs comme le nucléaire, se lance dans la bataille. Le projet d’écotaxe échoue. Les chercheurs n’ont pas encore pu établir de réels liens entre tous ces protagonistes, mais ont débusqué des archives dans lesquelles Francis Girault, directeur de la prospective, de l’économie et de la stratégie chez Elf, « se félicite de la mise en échec récente de l’écotaxe, la mettant au crédit d’un travail de lobbying ».

Prémices du greenwashing

Mais Total ne peut ignorer le consensus scientifique autour du Giec ni les consciences qui s’éveillent de plus en plus sur le changement climatique, notamment en Europe. « À l’approche de la conférence de Kyoto en 1997, on note un basculement intéressant à l’intérieur d’Elf-Total autour de la confrontation de deux lignes : celle du déni classique et celle de l’acceptation du consensus scientifique. C’est finalement la seconde, qui abandonne le climatonégationnisme d’Exxon au profit de la promotion du développement durable et de la responsabilité sociale de l’entreprise, qui l’emporte », résume Christophe Bonneuil.

Dès lors, un double jeu se met en place chez Total, qui déterminera toutes les prises de position des années 2000. Personne ne conteste plus publiquement les données des climatologues, mais les documents de l’entreprise continuent d’utiliser le conditionnel lorsqu’ils mentionnent les origines et les conséquences des émissions de gaz à effet de serre, de mettre en avant les incertitudes résiduelles des travaux scientifiques. D’autre part, ils concentrent leur communication externe sur l’image d’une entreprise consciente et responsable, prête à agir, que ce soit en organisant une conférence très médiatisée sur le changement climatique en 2006, en créant une ligne de métier « Gaz et énergies nouvelles » avec un éminent océanologue à sa tête, ou en finançant une chaire « Développement durable » au Collège de France en 2008.

« L’entreprise produit en même temps un nouveau récit lui attribuant un rôle clé dans l’action climatique : le changement climatique doit théoriquement être diagnostiqué par la science, mais les solutions pratiques doivent venir des entreprises, sans qu’une sphère ne doive intervenir sur l’autre », analysent les auteurs de l’étude. Un confusionnisme savamment pensé et organisé afin de reprendre la main sur la communauté scientifique, sur l’avenir technologique, et de continuer à investir massivement dans l’exploration et la production de pétrole et de gaz, mais de façon discrète. L’étude cite des chiffres venant de Total : 77 milliards de dollars ont été dépensés entre 2015 et 2019 dans les énergies fossiles, tandis que les investissements dans les énergies renouvelables durant la même période stagnent à 5 milliards de dollars.

Une stratégie de communication et une image proprette de plus en plus contrôlées, des annonces de feuille de route ou de planification industrielle dite moins carbonée de plus en plus sophistiquées, des astuces de langage très codifiées pour gagner les faveurs de l’opinion, facilement séduite par les discours aux intonations vertes… Total n’a jamais abandonné l’idée de verdir son image. Face à cela, la société civile et le mouvement climat ont dû revoir leur stratégie d’action, notamment après l’échec de la COP 15 de Copenhague en 2009. Depuis le premier rapport des Amis de la Terre en 2008 (1), les ONG ont développé une véritable expertise pour dévoiler l’envers du décor de la politique des entreprises, afin de faire pression sur ces dernières, leurs actionnaires et les pouvoirs publics qui les soutiennent.

(1) « Total : la mise en examen », mai 2008.

Écologie
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