La nature travaille-t-elle ?

L’anthropomorphisation de la nature est une impasse conceptuelle.

Jean-Marie Harribey  • 8 décembre 2021
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La nature travaille-t-elle ?
© Chris Martin Bahr / Biosphoto / Biosphoto via AFP

Devant la gravité de la crise écologique, l’inertie des gouvernements et l’acharnement des dirigeants capitalistes à défendre leur modèle et leurs privilèges, nombreux sont ceux qui, vraiment soucieux d’écologie, penchent vers l’attribution de droits à la nature (océans, fleuves, montagnes…), en vue de mettre fin à la séparation entre nature et culture, nature et humanité. La nature, dotée d’une personnalité juridique, pourrait alors « se » défendre. Certains achèvent ce raisonnement en prétendant que la nature « travaille » et qu’il faut lui verser un « salaire », en raison des _« revenus impayés en contrepartie du travail-esclave accompli par la combinaison de la roche-mère, des bactéries… depuis les premiers soubresauts des diverses révolutions industrielles_ (1)_ »_.

**Toutefois, si la rationalité économique** imposée par le capitalisme doit être combattue, au nom même du refus de l’instrumentalisation de la raison, il est possible de mener une critique raisonnée de l’écologie politique dominante, tout en affirmant l’impératif des devoirs humains envers le monde du vivant et la nécessité de sa reproduction.

Premièrement, les éléments naturels ne sont dotés d’aucune intentionnalité qui pourrait justifier l’attribution d’une personnalité juridique leur permettant, par eux-mêmes, d’agir en justice. Seuls les humains peuvent exiger réparation pour assurer la pérennité du milieu, sinon en vertu de leur propre intérêt à continuer d’y vivre.

Deuxièmement, l’extension du concept de travail aux fonctionnements naturels (le soleil chauffe la terre, la lune provoque les marées, les abeilles pollinisent, etc.) est un contresens sur le métabolisme qui unit l’activité humaine et la nature : le fait que le travail ne puisse se concevoir hors de l’insertion dans la nature n’est en aucune manière une preuve que celle-ci procède à un travail. L’anthropomorphisation de la nature est une impasse conceptuelle réciproque de l’animisme.

**Il s’ensuit, troisièmement,** qu’une illusoire compensation monétaire des dégâts hélas causés à la nature ne se ferait pas grâce à des revenus _créés_ par la nature, car aucun revenu ne descend du ciel. Les revenus sont engendrés par le seul travail humain. La croyance contraire, selon laquelle la nature crée de la valeur économique, ou qu’elle a une valeur économique intrinsèque, est le substrat idéologique qui permet à la théorie économique néoclassique dominante d’étendre le concept de capital à tout ce qui bouge sur la planète : ce ne sont pas les travailleurs qui seuls produisent de la valeur, ce sont le capital financier et le capital vert ou naturel.

La dérive inconsciente d’une certaine écologie vers l’économie dominante, vers l’anthropomorphisation de la nature ou vers l’animisme aboutit à de pures fictions dépolitisant le rapport de l’humanité à la nature, qui sont aussi trompeuses que le fétichisme de la marchandise et de l’argent que critiquait Marx. Une alternative au capitalisme, associant les problématiques sociale et écologique, ne se construira pas en noyant le travail dans un fourre-tout conceptuel (2).

Par **Jean-Marie Harribey /** Membre du conseil scientifique d’Attac.

(1) « Faut-il rémunérer la nature pour son travail ? », Camille de Toledo, AOC, 19 novembre 2021.

(2) En finir avec le capitalovirus, Jean-Michel Harribey, Dunod, 2021. Cette chronique fait suite à celle du 28 octobre.

Chaque semaine, nous donnons la parole à des économistes hétérodoxes dont nous partageons les constats… et les combats. Parce que, croyez-le ou non, d’autres politiques économiques sont possibles.

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