« Sentinelles », de Jean-François Sivadier : Variations sur l’amitié

Dans Sentinelles, Jean-François Sivadier raconte le parcours de trois copains pianistes et questionne avec passion ce qui relie l’artiste au monde.

Anaïs Heluin  • 16 février 2022 abonné·es
« Sentinelles », de Jean-François Sivadier : Variations sur l’amitié
© Jean-Louis Fernandez

Mathis, Raphaël et Swan se rencontrent à l’âge où les caractères et les passions se forment. La leur, de passion, s’exerce presque toujours dans la solitude, ponctuellement remplie ou trompée par un rapport étroit à deux figures aux exigences diverses, souvent opposées : celle du maître et celle du public. Les trois garçons jouent du piano. Ils le font d’une manière qui les rapproche, mais qui les sépare aussi, pendant toute la durée de leur formation en tant qu’hommes et en tant qu’artistes. Jusqu’à la rupture. Définitive.

Sentinelles, jusqu’au 27 février à la MC93, Bobigny, 01 41 60 72 60, www.mc93.com ; 2-4 mars à la Comédie de Caen (14) ; 24-25 mars à la Comédie de Colmar (68) ; 29-31 mars au CCAM, Scène nationale de Vandœuvre-lès-Nancy (54)…
Sentinelles, de Jean-François Sivadier, commence longtemps après cette séparation. Au bout de plusieurs années, Raphaël invite Mathis à intervenir devant ses élèves pour leur parler de sa carrière et partager son rapport à la musique. Cette introduction, qui place le spectateur dans la situation de l’élève, s’achève sur l’irruption du troisième ami. Le présent laisse alors place au passé. À l’art et à l’amitié, mais aussi à la colère, à la solitude, à l’incompréhension.

Le piano, entre les mains de Jean-François Sivadier, permet la résonance de la complexité de l’artiste en général, du comédien en particulier. Sentinelles prend en cela la suite d’Italienne avec orchestre, créée par l’auteur et metteur en scène en 1996 à l’Opéra-Comique, à Paris (puis renommée Italienne scène et orchestre), en marge de ses explorations en territoires plus classiques, du côté de Brecht, Büchner, Shakespeare, Claudel ou Ibsen. On retrouve d’ailleurs un comédien présent dans Italienne scène et orchestre (comme dans plusieurs autres pièces de Sivadier) : l’excellent Vincent Guédon.

Ténor réfractaire à l’autorité dans ce précédent opus musical, l’acteur est maintenant Mathis. Soit le génie du trio, dont les deux autres membres sont interprétés par des comédiens plus jeunes, Julien Romelard (Raphaël) et Samy Zerrouki (Swan). Dans cette pièce écrite pour eux, largement nourrie du travail au plateau, les trois interprètes donnent corps à une mémoire fragmentaire, qui n’a guère besoin de musique pour être musicale.

Seules des bribes de Mozart (qu’adore Swan et que déteste Mathis), de Beethoven (auquel ce dernier voue une admiration sans bornes) ou encore de Chostakovitch (dont l’œuvre passionne Raphaël) accompagnent la remontée des souvenirs des trois pianistes. Cette approche rare de la musique est l’une des forces du spectacle.

Plus encore que dans Italienne scène et orchestre, où les acteurs se livraient à une fausse répétition de La Traviata qui tournait à la catastrophe, le metteur en scène invente un langage entièrement théâtral pour dire les bonheurs et les affres dans lesquels la musique plonge ceux qui la jouent. En l’absence de piano sur scène, les acteurs évoquent et convoquent la musique classique plutôt qu’ils n’illustrent la manière dont elle s’interprète. Ils brillent dans ce délicat exercice grâce à un vocabulaire pluriel : un texte où des dialogues intimes bien animés côtoient des monologues non moins incandescents, et des gestes proches tantôt du mime, tantôt de la danse.

Nul doute qu’en incarnant des musiciens aux profils et aux aspirations divers, Guédon, Romelard et Zerrouki font le parallèle avec leur expérience de la scène. Très librement inspirés des trois pianistes du roman Le Naufragé,de Thomas Bernhard, leurs personnages ont évidemment des équivalents au théâtre, comme dans tout autre art.

Dans leurs vifs et passionnants échanges, le musicien contemplatif porté vers la joie (Swan), l’artiste engagé, certain que son art peut participer au progrès social (Raphaël), et celui qui nourrit l’idéal romantique de se couper du monde (Mathis) révèlent des urgences et des pensées qui nous parviennent d’autant mieux qu’elles concernent une discipline dont l’image et la pratique sont aujourd’hui souvent muséales. Sentinelles creuse ainsi autour du mystérieux besoin qui relie l’homme à l’art, tout en se gardant bien de chercher à en percer le cœur.

Théâtre
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