L’appel au secours des élèves infirmiers

Depuis 2020, une génération de 90 000 étudiants, surnommée la « promotion covid », a vu sa formation sacrifiée. En stage, ils ont côtoyé la détresse des soignants et souvent subi la maltraitance.

Pauline Todesco  • 27 avril 2022 abonné·es
L’appel au secours des élèves infirmiers
© APHP-PSL-GARO / Phanie / Phanie via AFP

T u vas au coin. » Le stagiaire, un homme de 30 ans, obéit. Pendant un quart d’heure, il reste debout face au mur, sous les yeux des membres de l’équipe soignante qui passent sans rien dire. Cette expérience d’humiliation n’est pas isolée, comme en témoignent les nombreuses confidences d’élèves infirmiers que nous avons recueillies. Elles révèlent une souffrance lors des stages qui émaillent leur parcours. L’enseignement dans un institut de formation en soins infirmiers (Ifsi) en France dure trois ans, au cours desquels les étudiants doivent effectuer six stages, traversant au moins une fois chaque type de structure : les lieux de vie, notamment les Ehpad, les soins de longue durée, comprenant les soins de suite et de réadaptation (SSR), les soins en santé mentale, et les services hospitaliers de médecine et chirurgie.

La première condition d’un stage réussi réside dans l’accord du soignant d’endosser le rôle de tuteur. Or, sans formation, et sans même pouvoir refuser cette mission, le temps et l’envie manquent souvent aux infirmiers. « L’infirmière ne voulait pas que je fasse de soins. Elle me mettait une pression affreuse, au point que je me cachais dans les toilettes », rapporte Ophélie_, en stage dans un service de SSR._ « Il n’y a pas eu un seul moment où quelqu’un a pris le temps de m’expliquer comment procéder »_, se rappelle Nina_. « Débrouille-toi » est une réponse récurrente aux questions des stagiaires, si bien qu’ils n’osent plus en poser. Ils passent alors des semaines à tâtonner dans leur pratique, sans retours de la part des équipes, avant de tomber de haut lors du bilan de mi-stage. Celui-ci est parfois vécu comme un interrogatoire piège, avec des questions ne relevant pas du champ de connaissances attendu des élèves, ou comme un tribunal lapidaire où peuvent être formulées des remarques mensongères. « Ils ne veulent pas m’apprendre, et en même temps je me fais fusiller », confie Léa*. Malgré les demandes répétées des étudiants, il arrive que les tuteurs refusent de remplir ce bilan, ou seulement la dernière semaine. « Il n’y a pas le temps d’apprendre », témoigne Virginie, infirmière. Depuis 2004, les budgets des hôpitaux sont fonction du nombre de soins, alourdissant énormément les charges de travail et réduisant les effectifs de soignants, qui admettent que l’agressivité de leurs conditions se répercute sur les étudiants.

Seuls

Démunis, des élèves osent parfois contacter leur référent de stage à l’Ifsi. Mais quand les mails et les appels ne sont pas vains, les réponses, elles, peuvent l’être : « Restez courageux », « ce n’est pas mon problème », « mets ta sensibilité de côté », « c’est ta faute, tu n’as pas été assez gentille avec ta cadre ». Lorsqu’un stage se passe mal, il arrive que la cadre du service hospitalier convoque la référente de l’élève et que la situation empire pour ce dernier ou cette dernière. « Elle m’a dit que je n’avais pas le niveau sans écouter ma version des faits. En parlant de moi, elle a lancé à une collègue : “C’est désespérant” », confie Lucas*. Romain, stagiaire dans un service de psychiatrie, se souvient que sa référente « a passé son temps à me demander si j’avais un problème avec la psychiatrie. J’avais surtout un problème avec les soignants, mais je ne pouvais pas le dire, parce qu’ils étaient à côté d’elle. Elle voulait que je réponde oui, donc j’ai fini par dire oui ». L’Ifsi de Romain et Lucas nie catégoriquement considérer ainsi les jeunes dont ils ont la charge.

« Ils ne veulent pas m’apprendre, et en même temps je me fais fusiller. »

Sur la dizaine d’instituts contactés, trois ont accepté de répondre à Politis. Ils admettent être au fait des souffrances des stagiaires, beaucoup plus intenses depuis la crise du covid, tout en nuançant : « Parfois, ce n’est la faute de personne. » « On croit nos étudiants parce qu’on les connaît très bien », explique l’un, tandis qu’un autre avance que, « sur le terrain, ils peuvent avoir un visage différent ». Selon les écoles, le problème vient en priorité de la difficulté des élèves à s’exprimer, de leur mauvaise interprétation des remarques ou des situations, et de leur désillusion face à la réalité professionnelle.

Maltraitance

La réalité des stages, ce sont des heures supplémentaires à n’en plus finir, des journées de huit heures d’affilée, ou six heures de devoirs pour le lendemain. « Les étudiants ne sont pas là pour suppléer les manques »,soutient Florence,infirmière. Pourtant, ils sont traités comme des professionnels, qui peuvent compenser l’absence d’un collègue.Paradoxalement, la présence d’un stagiaire réduit donc parfois l’effectif du service, ce qui influe sur le temps et la qualité de son encadrement.

« Tous les jours, pendant deux heures, je devais répondre à un questionnaire, et si je ne savais pas, l’infirmier me hurlait dessus devant toute l’équipe », relate Léa. Elle n’est pas la seule à dénoncer des questions « très très pointues », sans rapport avec le service, enchaînées jusqu’à ce que l’élève avoue « je ne sais pas », avec comme réponse « tu ne sais pas, tu ne pratiques pas ».

Si la sonnette d’un patient retentit, on claque des doigts pour que « Madame Sonnette » aille répondre, rapporte Elena_. Pour Lili_, s’il y a du vomi, elle est la seule à nettoyer. Si Ella* se plaint de douleurs de règles, elle entend « tu le fais exprès ». Parce qu’elle fait de la moto, elle est harcelée tout un après-midi « pour savoir si elle est gouine ».

À ces atteintes très personnelles s’ajoutent des humiliations ou des insultes. « Change de boulot », « débile », « pestiférée », « tu vas tuer le patient ! » ont entendu certain·es des stagiaires qui se sont confié·es à Politis, devant ceux qui deviennent à la fois témoins et victimes de leur maltraitance. Pour son premier jour, Lili est envoyée féliciter une jeune femme qui vient d’accoucher. « En fait, elle avait perdu son bébé, rapporte-t-elle, meurtrie et scandalisée. Les deux aides-soignantes riaient derrière moi. » Alors que Manon* pratiquait un soin sur une personne âgée et nue, une infirmière entre sans frapper et lui crie : « Tu te fous de ma gueule ? Est-ce que tu te torches le cul comme ça ? »

Le concours d’entrée en Ifsi a été supprimé en 2019, c’est désormais Parcoursup qui prévaut. Le quota d’étudiants infirmiers a alors augmenté de 15 %, pour des places de stage limitées par le manque d’effectifs des structures de soins. La conséquence est la même partout : les stages sont trop rares pour que les écoles puissent effectuer une sélection, malgré de nombreuses pétitions d’étudiants pour dénoncer les conditions d’accueil dans certains endroits.

Quand Marie* demande à sa direction de ne plus envoyer d’élèves là où elle vient d’effectuer son stage, on lui répond que cette décision revient à l’agence régionale de santé. Pourtant, les Ifsi affirment qu’il s’agit bien de leur responsabilité. Même si ses formateurs admettent qu’elle a été victime de « harcèlement psychologique » et lui assurent « tout mettre en œuvre pour que ça s’arrête », Manon découvre qu’elle est déjà la quatrième à se plaindre de ce lieu. Parmi les dix-sept témoignages, l’école a changé une fois un élève de tuteur, a conseillé à un autre en privé de se mettre en arrêt, ou a suspendu le lieu de stage d’un troisième. Ce dernier cas reste exceptionnel. L’Ifsi demande alors aux professionnels de suivre une formation de tutorat et leur fournit des documents d’encadrement, jusqu’au moment où un étudiant est replacé et suivi a priori de façon très rapprochée.

Avec la dépendance aux stages et le manque criant de lieux pour les accueillir, une politique d’omerta s’installe dans les Ifsi. « Nous, ce qu’on veut, c’est ne pas perdre ces stages, explique une directrice à Lili. Donc, lorsque vous colportez des choses, ça n’est pas bon pour nous. » Si les écoles le nient, quand l’étudiant n’est pas culpabilisé pour avoir témoigné, il est clairement encouragé à se taire. « Ma référente m’a dissuadée de porter plainte et nous a interdit de parler de notre expérience aux autres étudiants, témoigne Manon. Elle a changé mon lieu de stage, en me donnant des phrases types pour justifier mon arrivée. Je devais dire que j’avais été retirée par l’Ifsi de mon ancien stage, sans préciser pourquoi. »

Stigmates

Le médecin d’Alice* l’arrête et la déclare en burn-out. Après une crise d’angoisse, Marie vomit et, avant d’arriver aux urgences, s’évanouit. Elles sont loin d’être les seules à avoir dû stopper leur stage pour se protéger. Certains choisissent d’interrompre leur formation, « sinon, je me serais retrouvé à l’hôpital », explique Lucas. Pour d’autres, arrêter est impossible financièrement, alors ils redoublent, sans le dire à leurs proches, par honte. Certains attendent d’être diplômés pour se réorienter. « Sur vingt-cinq dans ma promo, seulement cinq veulent encore exercer ce métier », témoigne Léa.

Pour ceux qui continuent, ce vécu se mue parfois en traumatisme. « Aller travailler est devenu atroce, un supplice. Même dans ma vie privée, la moindre chose devient difficile », confie Ella. « On nous a tellement rabâché qu’on était des merdes qu’on finit par le croire, renchérit une autre. Je voulais me tuer. » Cette dernière phrase est revenue plusieurs fois dans les témoignages. La nécessité d’être pris en charge aussi. Par un diététicien à cause du poids que l’on a perdu, et surtout par un psychologue et un psychiatre, comme Manon, diagnostiquée en anxiété majeure et désormais sous antidépresseurs. Ella commence un deuxième traitement « parce qu’[elle] passe des nuits cauchemardesques, où [s]es anciennes collègues [l]’assassinent ».

*Les prénoms ont été modifiés.

Santé
Temps de lecture : 9 minutes

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