Tisseurs de lien – 7/7 – Le blouson noir des prétoires

La justice prud’homale, piétinée par les lois travail, survit grâce à l’engagement de syndicalistes experts en droit. Richard Bloch, ancien cheminot, endosse ce rôle de franc-tireur avec une grande rigueur. Et une certaine délectation.

Erwan Manac'h  • 20 avril 2022 abonné·es
Tisseurs de lien – 7/7 – Le blouson noir des prétoires
© Erwan Manac’h

Richard Bloch déboule dans la cour pavée de Politis au vrombissement d’une imposante moto BMW. Son casque noir ne laisse apparaître qu’un sourire gouailleur surmonté d’une moustache à la coupe minutieuse. Il scrute avec délice un environnement qui lui est familier. Il a grandi à quelques rues d’ici, dans le Paris turbulent des années 1960-1970. On l’imagine en gavroche vêtu de cuir, distillant déjà une indignation joyeuse. « Les profs me disaient “Bloch, arrête de faire le con, tu finiras sociologue !” », se marre-t-il.

Plus tard, il a quadrillé la zone pour assister les salariés au cours de leur entretien préalable à licenciement. Il en a fait dans tout Paris – au total, 837 en onze ans – et même un dans ce bar, en face de la rédaction, où nous nous installons pour retracer sa vie. En prenant place, il règle déjà son compte au secteur des hôtels-cafés-restaurants, « un des pires » en matière de droit du travail. « J’ai toujours envie de demander aux serveurs si leurs heures sup sont bien payées et si leurs droits sont respectés. Ce n’est strictement jamais le cas », tranche-t-il. « Dans les cafés et restaurants, les abus sont colossaux. Un tiers des salaires passe en liquide. Voilà pourquoi les serveurs et les serveuses ont dû trouver un autre travail pendant le confinement. Le chômage partiel équivaut à 87 % de leur salaire déclaré, ils ont donc perdu près de la moitié de leur rémunération. »

Richard Bloch ponctue ses phrases d’un rire généreux et aime parler cru. À 66 ans, ce conseiller prud’homal (l’équivalent du juge, pour la justice professionnelle), routier du syndicalisme, conserve la capacité d’indignation et l’esprit punk de ses 20 ans. Fils d’une sténodactylo et d’un ouvrier, inadaptable à l’école, il s’intéresse surtout aux blocages de son lycée – la loi Debré sur le service militaire – et nourrit une passion débordante pour la littérature. Tout sauf la comptabilité, qu’on lui avait pourtant choisie comme -spécialité. « J’aimais poser des questions à la con comme : “à quoi ça sert ?” », glisse-t-il dans un éclat de rire. « Politiquement, j’étais à mi-chemin entre la loubardisation et les anarcho-ploum-ploum. On s’amusait beaucoup. En manif, on se mettait derrière le service d’ordre de la CGT en criant “Buitoni, Panzani, libérez les raviolis” et on détalait dès que ses colosses tournaient le regard. »

« Politiquement, j’étais à mi-chemin entre la loubardisation et les anarcho-ploum-ploum. »

Il lâche l’école à « bac – 1 », à 18 ans, etentre à la SNCF. À l’époque, l’entreprise peine à recruter. Ses métiers sont difficiles, les salaires bas. Mais Richard découvre « un truc merveilleux : la carte de circulation des cheminots », qui lui permettra de voir du pays. Il rencontre également le syndicalisme et la CFDT, syndicat jeune, aux accents autogestionnaires, né en 1964 d’une scission de la CFTC. « C’était le bordel, s’émerveille-t-il encore aujourd’hui. Ça pensait dans tous les sens, sur tous les sujets sociétaux. La CFDT était encore un syndicat de salariés. » La CGT de l’époque lui apparaît « cadenassée » par ses relents staliniens, son culte du chef et le poids de l’appareil. À la CFDT, Richard rencontre aussi Denis Andlauer, qui deviendra, à la fin des années 1990, secrétaire général de la fédération cheminote. L’« homme de [sa] vie » et le genre d’ami qui vous comprend « même sans un mot ».

Après quelques années comme agent de train (contrôleur) à la gare de l’Est, à Paris, Richard « monte sur les grandes lignes ». Le travail est rude. Il enchaîne les horaires rocambolesques, au rythme de dix « découchés » par mois, loin de chez lui. Au bout de dix ans à ce régime, il craque. « Je ne voyais pas grandir mon fils, j’étais au bord de la déprime. Cette organisation ne peut d’ailleurs fonctionner que parce qu’il y a des compagnes qui assurent l’essentiel des tâches quotidiennes ! » souligne-t-il.

Il opère un premier changement de poste qui en appellera beaucoup d’autres : agent de maîtrise – ce qui est rare pour un syndicaliste – puis responsable informatique, chef d’équipe de contrôle et directeur du service formation de la gare du Nord. Sa carrière et son engagement syndical sont rythmés par les grandes grèves. Celle de 1986, pour les salaires et les conditions de travail des cheminots, « a modifié profondément la vision des choses, à la direction de la SNCF, se souvient-il. On est passé d’un management militaire à une organisation plus participative ». La CFDT commence aussi à se perdre. En 1995, quand elle signe une nouvelle réforme des retraites, tout un pan de son syndicat cheminot, poumon de la grève générale qui paralyse le pays, quitte ses rangs pour fonder SUD-Rail.

Richard Bloch reste, mais participe à un courant du syndicat en rupture avec la confédération, la « CFDT en lutte ». Il quittera la boutique au mouvement suivant, en 2003, alors qu’il est permanent syndical, pour rejoindre la CGT. « Ce n’est pas moi qui ai changé, c’est la CFDT, regrette-t-il_. Elle a quitté l’autogestion pour devenir sociale-libérale. C’est la dérive de toute une gauche rocardienne. »_

Il adore faire mordre la poussière à un patron au torse bombé.

En fin de carrière, Richard est chef de production à la gare du Nord, poste qui consiste à organiser le travail des agents roulants. Aux réunions du personnel, il siège côté employeur, face à une équipe CGT totalement braquée. C’est l’heure, pour lui, de poursuivre ailleurs son combat syndical en accompagnant les salariés du privé qui ne disposent pas de représentants syndicaux dans leur boîte lors de leurs entretiens préalables à licenciement. Il découvre l’univers impitoyable des petites entreprises, où le patron est « de droit divin » et où la violence de classe s’exerce sans filtre. « En politique, confier tous les pouvoirs à une personne, ça s’appelle une dictature. En économie, cela s’appelle le libéralisme », assène Richard Bloch.

À la retraite, il prolonge son engagement en entrant aux prud’hommes comme défenseur syndical pour accompagner bénévolement les salariés ne payant pas d’avocat. « Mon avantage, c’est que je n’ai rien à vendre, s’il faut passer 500 heures sur un dossier, ça ne me fait pas peur », tranche-t-il. Le boulot est certes chronophage. Il faut écouter longuement, trier dans le récit du salarié ce qui est juridiquement important et ce qui ne l’est pas, récolter les « moyens de preuve » pour constituer un dossier, éclaircir des questions de droit si nécessaire et enfin, après la condamnation, remuer encore ciel et terre pour récupérer les dommages et intérêts prononcés par les juges. Un exercice que ce « fouille-merde » invétéré exécute comme un jeu. Richard Bloch adore faire mordre la poussière à un patron au torse bombé ou à une boîte à la trésorerie insolente, qui « s’assoient sur nos gueules » à longueur de temps.

Depuis 2018, il est passé de l’autre côté en se faisant élire conseiller prud’homal, l’équivalent du juge dans cette justice paritaire où deux représentants du patronat tranchent les litiges avec deux représentants de salariés. Détail révélateur : pour un travail identique, les juges du collège salariés sont payés 8,40 euros de l’heure, tandis que les juges du collège employeurs touchent 14 euros. Dans ce nouveau cénacle, « je me suis aperçu que certains employeurs ont une haine de classe sans limite. Ils ne font pas de droit, le salarié a toujours tort », grince Richard Bloch. Dans bien des cas, le blocage du duo patronal entraîne le renvoi de l’affaire devant un juge professionnel, dit « départiteur ». Une procédure qui rallonge le temps judiciaire d’un ou deux ans, ce qui a le don d’effacer, temporairement, le sourire de Richard Bloch.

Dans certaines juridictions, le manque de moyens produit un allongement des délais. À Nanterre, un dossier déposé aujourd’hui ne peut pas être traité avant… 2025. Les ordonnances Macron, en plafonnant les indemnités pour les salariés licenciés abusivement, ont dissuadé ceux disposant d’un petit salaire et d’une faible ancienneté de faire valoir leurs droits. « Qui veut attendre deux à trois ans de procédure et dépenser 2 500 euros de frais d’avocat pour récupérer 3 000 euros de dommages et intérêts ? Personne… Cela s’appelle de la renonciation à droits », soupire-t-il. Pour les plus riches, en revanche, le recours au prud’homme reste intéressant. Le nombre de saisines reste d’ailleurs stable chez les cadres. Voilà comment les réformes ont progressivement transformé cette justice du quotidien en une justice de classe. « Avec toutes ces lois, glisse Richard Bloch sans se départir de sa bonhomie, on tape toujours sur la gueule des mêmes ! »

Société Police / Justice
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