« Le Jeune Homme » : Annie Ernaux en toutes lettres

Le Jeune Homme est un récit où le rôle du temps est majeur, tandis que le « Cahier de l’Herne » convainc par sa richesse.

Christophe Kantcheff  • 9 mai 2022 abonné·es
« Le Jeune Homme » : Annie Ernaux en toutes lettres
© Ulf Andersen/Aurimages/AFP

I l me vouait une ferveur dont, à cinquante-quatre ans, je n’avais jamais été l’objet de la part d’un amant. » En trente pages, Annie Ernaux raconte dans Le Jeune Homme cinq ans d’une relation en tous points inégale. Au gré d’une écriture compacte, aux ellipses radicales, riche de détails significatifs et de sentences implacables, ce texte, dans la droite ligne de son œuvre, est celui des renversements : Annie Ernaux y est la dominante, après avoir toujours été la dominée ; le passé semble revenir devant elle, à la manière d’un présent déjà vécu, une répétition de ce qu’elle a connu quand elle était elle-même étudiante. Le temps est donc un élément majeur de ce livre, pas seulement la différence des âges, mais aussi la prégnance du souvenir, ou encore cette perspective vertigineuse : « Que cette longue mémoire du temps d’avant sa naissance à lui soit en somme le pendant, l’image inversée, de celle qui serait la sienne après ma mort, avec les événements, les personnages politiques, que je n’aurai jamais connus, cette pensée ne m’effleurait pas. »

On retrouve ces thèmes, ainsi que les significations de l’« auto-sociobiographie », terme désignant son travail, ou combien son œuvre a été formatrice ou aidante, dans le riche « Cahier de l’Herne » consacré à l’autrice de La Place, dirigé par Pierre-Louis Fort, spécialiste de la littérature des XXe et XXIe siècles. L’un de ses mérites est d’y regrouper des contributeurs d’horizons variés, universitaires, écrivains (Geneviève Brisac, Nathalie Kuperman, Nicolas Mathieu, Patrice Robin, etc.), traducteurs, cinéastes, ainsi qu’une metteuse en scène, une comédienne (Dominique Blanc), une autrice de bande dessinée (Aurélia Aurita) et une chanteuse (Jeanne Cherhal), ainsi que quelques lettres… dont l’une de Pierre Desproges !

Ce volume regorge aussi de textes d’Annie Ernaux et d’extraits inédits de son journal (qui paraîtra dans son intégralité, selon sa décision, à titre posthume). On y lit notamment ces lignes où elle se cherche – elle a 29 ans, n’a encore pas publié – mais où tout est (presque) déjà là : « Pour moi écrire serait un “mieux-être” comme si ma personne dans le monde n’avait pas d’équilibre ou d’épaisseur, comme si les choses m’étaient étrangères, ou pis, menaçantes […]_. Tant que la recherche n’aura pas abouti dans une œuvre complète, achevée, ce ne sera que feuilles détachées de moi, rien d’essentiel. Ai-je seulement envie de parler de moi maintenant ? Écrire comme les peintres font des natures mortes et y ajouter le monde – par surcroît. »_


Le Jeune Homme Annie Ernaux, Gallimard, 38 pages, 8 euros.

Ernaux « Cahier de l’Herne », 320 pages, 33 euros.

En poche : réédition L’Atelier noir Gallimard, « L’Imaginaire », 180 pages, 10 euros.

Littérature
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