Chez les classes populaires, « la gauche est vue comme une élite »

La sociologue Violaine Girard et le photojournaliste Vincent Jarousseau ont croisé leurs regards sur les territoires ruraux et périurbains.

Hugo Boursier  • 1 juin 2022 abonné·es
Chez les classes populaires, « la gauche est vue comme une élite »
Hénin-Beaumont, octobre 2015. Des militants du FN distribuent des tracts à la sortie de l’usine Faurécia. La plupart des ouvriers les encouragent.
© Vincent jarousseau

À chaque nouvelle parution sur les modes de vie des classes populaires qui habitent loin des grandes villes, on constate la désertion de la gauche. Les explications sont multiples et elles diffèrent en fonction des territoires – il y a eu trop de caricatures sur cet électorat que la Nupes aimerait détourner de Marine Le Pen. C’est tout le souci de Violaine Girard, qui a travaillé sur les populations en zone pavillonnaire, et de Vincent Jarousseau, dont l’objectif raconte les vies précaires des zones postindustrielles.

Vous souhaitez tous les deux déconstruire un discours dominant porté sur les classes populaires périurbaines. Comment ?

Violaine Girard : Au départ, mes travaux s’intéressaient surtout aux politiques d’aménagement du territoire à la périphérie de l’aire urbaine de Lyon. J’enquêtais sur cette zone industrielle et pavillonnaire implantée par les collectivités territoriales après la crise pétrolière des années 1970. À partir de là, je constate que ce bassin constitue un pôle d’emploi important et que les catégories populaires y sont surreprésentées. Une série de parcours socioprofessionnels s’en sort, voire connaît des formes de petite promotion. Ce n’était pas un monde ouvrier en déclin et nous étions loin de l’image de ces territoires miniers en proie à la désindustrialisation. Il faut garder en tête qu’à partir des années 1990, lorsque dix emplois industriels sont supprimés, quatre sont créés dans le périurbain. Je voulais questionner ce nouveau type de territoire ouvrier où il n’y a ni habitat collectif ni structure syndicale. Et déconstruire des représentations des catégories populaires qui seraient toutes sous le seuil de pauvreté.

Vincent Jarousseau : On s’arrête trop facilement sur ce que les gens disent et moins sur ce qu’ils font. C’est la limite des enquêtes d’opinion, particulièrement celles réalisées sur les classes populaires. Avec Valérie Igounet, nous voulions travailler sur les électeurs frontistes dans les bassins industriels et logistiques d’Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais) et d’Hayange (Moselle), où la trahison de François Hollande liée à la fermeture des hauts-fourneaux était en cours, et à Beaucaire (Gard), qui est une zone périurbaine marquée par une petite industrie, de l’artisanat et une typologie plus proche de l’électorat classique du Front national du sud de la France.

Si LFI a su mobiliser les quartiers populaires urbains lors de la présidentielle, la Nupes doit désormais convaincre les zones rurales attirées par le RN. Un défi tant le fossé s’est creusé ces dernières années. C’est le sujet de notre série, « Gauche : nouvelle campagne ».
Ensuite, je me suis rendu à Denain (Nord), l’une des villes plus pauvres de France, pour déconstruire cette idée que les classes populaires sont une masse stagnante, immobile face à la marche du progrès. C’était en 2017, Emmanuel Macron venait de créer son mouvement En marche !, formulé comme une injonction aux pauvres. Pourtant, à Denain, en plein territoire désindustrialisé, tout n’est pas noir ou blanc : des jeunes hommes, principalement dans les métiers de la route, l’intérim ou dans le BTP, sont très mobiles, tout comme les femmes du back-office(1),notamment celles issues des métiers du lien.

C’est à ces métiers du lien que j’ai voulu m’intéresser, dans l’Avesnois, où la ruralité postindustrielle pousse Le Pen à 68 %. Même si ce n’était pas mon sujet, le Rassemblement national (RN) était là, constamment. Les personnes qui ne se trouvent pas en situation de pauvreté, et qui veulent justement s’en distancier, voient en « Marine » la candidate du travail, « le vrai, pas celui des bureaux ». Elle a réussi à se faire la représentante de ceux qui veulent rester à l’écart des « cas soc’ », comme ils disent, mais aussi des « bobos ».

Parmi les représentations admises sur une prétendue « France périphérique », le sentiment de colère est mis en avant. L’avez-vous constaté, ou bien est-ce là encore une manière de caricaturer des populations entières ?

V. G. : Je ne parlerais pas forcément de colère, mais plutôt d’une grande défiance à l’égard de la classe politique. L’une des raisons les plus flagrantes, c’est la composition sociologique des conseils départementaux, de l’Assemblée et du gouvernement : il y a un fossé immense entre les conditions d’existence des représentants et celles des représentés. Les personnes qui se trouvent dans des trajectoires d’ascension sociale ne portent pas toujours en elles une colère sourde. Chez les ouvriers du Nord, Olivier Schwartz parle plutôt d’un sentiment de scepticisme : c’est aussi ce que j’ai pu constater chez ces groupes de classes populaires, sur des sujets qui ne se résument pas à l’immigration. L’intérêt porté aux thématiques liées à l’aide aux entreprises locales, à la revalorisation du travail professionnel, par exemple, est très fort.

Il y a un fossé immense entre les conditions d’existence des représentants et celles des représentés.

Cette attitude de défiance, je la relie aussi aux transformations du monde du travail. Les gens travaillent dans un marché de l’emploi éclaté, ne font pas toute leur carrière dans la même entreprise et sont la cible d’une stratégie explicite des élites politiques locales d’empêcher toute implantation syndicale. Certes, ils ne croient pas que Marine Le Pen puisse apporter toutes les solutions. Mais ils se disent qu’elle n’a jamais été essayée, et qu’elle peut donner un coup de pied dans la fourmilière, même si, souvent, les forces économiques sont vues comme trop fortes pour changer les choses.

V. J. : Parler de « colère » induit qu’au départ on y a cru. Or les résultats électoraux de ces dix dernières années montrent que ce n’est plus vraiment le cas. En revanche, il y a eu des moments très nets de trahison. Je reste surpris du peu d’études sur la bascule liée au traité constitutionnel européen. Dans les territoires où je travaille, le vote « contre » représente jusqu’à 80 % des suffrages. Et pourtant il y a eu le traité de Lisbonne. Cette succession de promesses non tenues aboutit forcément à une perte de crédibilité du politique. Ajoutez à cela un repli vers sa communauté, ses proches ou sa famille à cause de l’explosion des cadres collectifs, syndicaux et religieux, et vous avez un terreau très favorable au RN.

Il faut également se rendre compte de ce qu’Emmanuel Macron a fait et continue d’incarner. Il a construit une forme de mépris généralisé du « tous contre tous », permise aussi par la libération de la parole raciste dans l’espace médiatique. Cette cristallisation de la colère sur le Président s’est produite malgré les programmes d’État, sous son premier quinquennat, qui ont injecté de l’argent public dans les infrastructures.

L’effort qui consiste à se distinguer des plus précaires met-il à mal l’idéal de solidarité prôné par la gauche ?

V. G. : Je nuancerais un peu. Déjà, il demeure des formes de mobilisation collective, notamment chez des personnes socialisées dans un vote de gauche. Mais, surtout, il existe des formes d’entraide sur une base d’inter-connaissance locale. Celle-ci peut s’exercer grâce à la proximité entretenue avec la scène municipale, dont les élus qui ne sont pas professionnalisés sont souvent des techniciens. Et, bien sûr, sur la scène associative (club de moto, de sport…) où des pratiques solidaires sont mobilisées par le bouche-à-oreille.

Ces recommandations favorisent certains types de profil, ce qui laisse place à des discriminations structurelles. Je l’ai constaté quand il s’agit d’être embauché dans des entreprises familiales. Cela contribue à de fortes inégalités entre groupes sociaux. Une personne qui n’a pas d’ancrage local, qui est assignée à une origine migratoire où dont l’attitude est jugée déviante va être stigmatisée. Elle ne bénéficiera pas de ce coup de main. Le périurbain n’est pas forcément une zone de repli : c’est une zone où se recréent des formes d’entre-soi.

V. J. : Un coup de main dont les métiers de la route peuvent être écartés – avec toute la dimension excluante que peut induire le travail. Au sujet des discriminations, il y a aussi des situations paradoxales. J’ai suivi une technicienne de l’intervention sociale et familiale à Glageon (Nord), où Marine Le Pen a fait plus de 50 % au premier tour de la présidentielle. Elle travaille pour une association où elle intervient auprès de parents, sur proposition de la caisse d’allocations familiales ou de l’aide sociale à l’enfance. À côté, elle anime des groupes d’allocataires du RSA, principalement des femmes de plus de 50 ans. Son copain, plus jeune, est intérimaire dans une usine à Chimay, en Belgique. Il est en trois-huit, n’a pas de vacances. Son discours est très dur à l’égard des personnes plus précaires et des « Arabes ». Et pourtant, dès qu’il faut aider ces populations pauvres, il se décarcasse. Il peut y avoir une dichotomie entre la parole et l’acte.

Quelle est la place du travail dans ces modes de vie populaires ?

V. J. : Pour les travailleuses du lien, il y a une énorme fierté par rapport à leur profession, marquée par un sentiment de réelle utilité sociale. Par contre, il existe aussi une très forte colère à l’égard du manque de reconnaissance de ce qu’elles font. C’est d’ailleurs intéressant de constater la place centrale qu’occupe l’électorat féminin au sein du RN.

Pendant longtemps, le PS n’a pas porté de propositions audibles sur le travail et les retraites.

V. G. : Ce qui est sûr, c’est que les gens ne se définissent pas comme « ouvriers », mais par leur métier : « Moi, je suis chaudronnier. » Un marqueur qui confirme la fierté de dire qu’ils accomplissent des choses concrètes et techniques. Il y a un évitement des études générales, avec la recherche de filières professionnalisantes, notamment pour se mettre à distance de certains groupes sociaux.

Et de la gauche, du moins telle qu’elle est perçue localement ?

V. G. : Dans ces territoires, la politisation à droite est assez ancienne. Donc elle structure la perception de la gauche et des groupes sociaux qui la soutiennent – une vision négative renforcée par les réformes proposées lorsque François Hollande était au pouvoir. Il n’y a pas de vision d’un projet plus égalitaire qui serait proposé par la gauche.

Comment la Nupes pourrait-elle apporter un nouveau récit dans ces territoires ?

V. J. : Contre la concurrence et la performance qui ont été survalorisées – par la gauche comme par la droite pendant des années –, on va avoir besoin de lien, d’interdépendance et de valorisation de certains métiers. C’est la notion du care qui est centrale, selon moi. Il y a aussi une position à tenir à l’égard de la mondialisation. Et enfin, tout simplement : une présence. Il faut passer du temps, mener un travail de terrain pour mieux connaître ces territoires et ces modes de vie.

V. G. : Il y avait un très faible ancrage associatif dans les territoires sur lesquels j’ai enquêté. Pendant longtemps, le PS n’a pas porté de propositions audibles sur le travail et les retraites. Le discours des ténors de la gauche institutionnelle a créé une confusion sur ce que permettrait une politique progressiste.

V. J. : Oui, même localement, la gauche est souvent perçue comme le camp des ennemis de ceux qui travaillent et de ceux qui protègent. Elle est vue comme une élite bourgeoise. Il faut mesurer la distance qui s’est créée entre ce que les classes populaires aimeraient voir valorisé et ce que la gauche propose.

(1) Le back-office représente l’ensemble des entités d’une entreprise sans contact direct avec les clients : comptabilité, production, informatique, finance, logistique.

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