Enzo Traverso : Œuvre de salubrité politique

L’historien Enzo Traverso propose une lecture historique, visuelle, culturelle et théorique des révolutions des siècles passés.

Olivier Doubre  • 22 juin 2022 abonné·es
Enzo Traverso : Œuvre de salubrité politique
« Paysans », de Kasimir Malevitch (1878-1935), huile sur toile de 1913.
© Leemage via AFP

On se souvenait de l’émouvant essai d’Enzo Traverso Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée, XIXe-XXIe siècle, paru en 2016 (1). Dans un clin d’œil appuyé à Hannah Arendt dès son titre, l’historien y effectuait un retour sur la « culture de [la] gauche », « vaste continent fait de victoires et de défaites : les premières exaltantes mais dans la plupart des cas éphémères, les secondes souvent durables ». Cette nouvelle recherche, plus fouillée encore, se veut d’une certaine façon un approfondissement de cette longue réflexion qui traverse l’ensemble de son œuvre, riche et exigeante.

Révolution. Une histoire culturelle Enzo Traverso, traduction de l’anglais par Damien Tissot, La Découverte, 464 pages, 25 euros.
Si le présent ouvrage sur la révolution précise en sous-titre « une histoire culturelle », c’est bien pour tenter de dépasser ce qu’il documentait dans le précédent, ce « deuil révolutionnaire » inscrit au plus profond de notre imaginaire, celui de la gauche, qui a toujours eu à voir avec les vaincus. Déjà il utilisait moult images, photographies, films, peintures, affiches, de natures diverses. Dans un dispositif similaire, Traverso élargit ici la perspective historique en se penchant encore davantage sur les nombreux « fragments intellectuels et matériels du passé révolutionnaire ». Et en explorant, par « le montage dialectique d’images » des insurrections populaires des XIXe et XXe siècles – « loin de jouer un rôle purement décoratif » –, l’imbrication du concept de révolution, avec des souvenirs et des espoirs.

L’historien mêle donc « idées et représentations, […] sources théoriques, historiographiques et iconographiques », mais en soulignant « l’importance, pour la gauche radicale, de connaître son passé, par-delà l’héritage de modèles politiques épuisés (partis, stratégies) qui méritent d’être historicisés et problématisés plutôt que renouvelés ou restaurés ». Où la beauté tient évidemment une place majeure puisque la plupart des mouvements révolutionnaires furent accompagnés de mouvements artistiques d’avant-garde, à l’instar du futurisme russe dans les années 1920 ou des films d’Eisenstein, en premier lieu Octobre (1927). Mais, dépassant cette fois la seule « mélancolie » de la gauche, Traverso s’emploie à contribuer à un « effort de compréhension critique d’ensemble », à une « élaboration critique du passé » révolutionnaire. Une révolution qui connut longtemps deux approches : celle de la « locomotive de l’histoire » (Marx) ou celle du « frein d’urgence » (Benjamin), tendant à stopper l’emballement de la production et de l’exploitation capitalistes… Cet essai s’essaie ainsi à encourager les « nouveaux mouvements anticapitalistes » contemporains qui lui paraissent parfois trop « fragiles, car ils ne possèdent pas la force [de ceux du passé], qui, soucieux d’inscrire leur action dans une continuité historique, incarnaient une tradition politique ». Et son objectif est bien de « les aider à se battre (et parfois à gagner) dans les moments les plus tragiques ». Quand l’histoire doit aussi faire œuvre de salubrité… politique.


(1) La Découverte, 2016 (poche, 2018). Lire notre article, Politis n° 1428, 16 novembre 2016.

Idées
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