« Plus on est de fous plus on s’aime », de Jacky Durand : Le nourrisson et ses pères

Avec Plus on est de fous plus on s’aime, Jacky Durand propose une brinquebale amicale, paternelle et gastronomique.

Jean-Claude Renard  • 29 juin 2022 abonné·es
« Plus on est de fous plus on s’aime », de Jacky Durand : Le nourrisson et ses pères
© Emmanuel Pierrot

Une aire d’autoroute, un soir tard, dans une heure incertaine. À bord d’un fourgon, deux bonshommes s’arrêtent pour un casse-graine gourmand. Et tombent sur un couffin délaissé par une voiture, des passagers anonymes. Au creux du couffin, endormi, un mouflet de trois ou quatre mois peut-être. Plutôt que de le conduire chez les flics ou dans une maternité, Roger et Joseph décident de garder le nourrisson. Tous deux, amis depuis l’enfance, vivent à l’écart, dans une maison forestière, rustique, au confort spartiate, rythmée par les travaux manuels dans un nulle part sauvage. Va falloir s’occuper du gosse, le changer, lui préparer son biberon, le cajoler, s’en occuper au quotidien. Changement de vie. Roger, bricoleur malin, est un ancien démineur, ancien braqueur, perceur de coffres, ex-taulard aussi. Joseph est un fin gourmet, un poil maniéré, ancien petit-bourgeois parisien, bureautier dans l’informatique.

Dans la baraque partagée, on ressasse de vieux souvenirs, on réveille de vieilles connaissances, on trimbale ses plaies et cicatrices, réanime du jadis et de l’antan. C’est dire si l’arrivée de ce nourrisson est un changement, bousculant le quotidien, jusqu’à courtiser l’illégalité quand il s’agit de lui donner un prénom et des papiers officiels. Autour des nouveaux pères, une petite foule bigarrée où tout le monde possède son surnom, de l’Indien, boulanger hors pair, à Karl Marx, psychiatre des êtres dérouillés, de Muguette au Boiteux, en passant par Angelo, cador faussaire et anarchiste, ou encore Gandelin, chevrier, casseur auto de son état. Tous, ou à peu près, au chevet du môme, baptisé Moïse.

Dans un nouveau roman, délicat, finement ciselé, Jacky Durand poursuit ainsi son travail sur une double marotte : la transmission et la paternité (après Les Recettes de la vie, vendu à 80 000 exemplaires et traduit en une vingtaine de langues). Avec une infinie tendresse, marque de fabrique de l’auteur. Et surtout l’art de camper ses personnages, du premier rôle au troisième couteau, la faculté de dessiner une scène. Il y a du Jean Giono dans l’écriture de Jacky Durand, avec cette facilité apparente (en apparence seulement) de conter et raconter une histoire, de hausser et rehausser ses sujets, pointer ou forcer un détail, avancer par raccourcis hardis, digresser à loisir. On appelle ça un écrivain.

Mais pas que. En critique gastronomique qu’il est, à Libération et à France Culture, l’auteur ne se prive pas de livrer tours de main et astuces culinaires. Ici, la recette d’un gratin dauphinois qui recommande de « n’employer que de vieilles pommes de terre. Recette valable de septembre à avril » ; là, une préparation de dolmas avec ses feuilles de vigne, sa portion de riz, les oignons, le persil et la ciboulette, la menthe et le thym ; ou encore l’évocation du gras coulant du cochon sur la mie fraîche d’une baguette ; un pesto d’ail des ours, la cuisson de poireaux au chalumeau… De quoi concocter un roman complet sans ronronner.

Plus on est de fous plus on s’aime, Jacky Durand, Stock, 258 pages, 19,50 euros.

Littérature
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