Covid-19 : la scène toujours fiévreuse

Alors que débute le Festival d’Avignon, le secteur, fragilisé par deux années et demie de pandémie, est contraint d’interroger ses modes de production et de diffusion. Et en appelle au soutien de l’État.

Anaïs Heluin  • 6 juillet 2022 abonné·es
Covid-19 : la scène toujours fiévreuse
Médailles 5 : Maud, avec Maud Pizon, « danse libre et permaculture ».
© L. Tafani

Pour présenter la 76e édition (du 7 au 26 juillet) du grand rendez-vous annuel qu’il dirige pour la dernière année, Olivier Py exprime la nécessité du « théâtre populaire » face à la guerre en Ukraine. Une forme théâtrale qui illustre à ses yeux « la plus haute idée que nous puissions nous faire de la culture, mais aussi la définition la plus puissante de la démocratie ».

Preuve de l’importance de ce conflit pour le cru 2022 du festival d’Avignon ? L’événement s’ouvrira dans la cour d’honneur du Palais des papes avec une création de Kirill Serebrennikov, réalisateur et metteur en scène opposant au gouvernement russe, qui était aussi à l’affiche à Cannes avec La Femme de Tchaïkovski (lire Politis n° 1707, du 1er juin 2022). Un concert du groupe ukrainien les Dakh Daughters clôturera la programmation, qui se veut expression «de la jeunesse, de la parole et de ce qui vient».

Cette profession de foi dans la capacité du théâtre à participer à la démocratie et à la défendre là où elle est mise en danger ne doit pas occulter les difficultés que traverse aujourd’hui le secteur. En atteste un rapport de la Cour des comptes daté du 29 mai 2022, qui juge « les résultats insuffisants au regard des objectifs affichés en matière de démocratisation culturelle et d’élargissement des publics, mais aussi de diffusion des œuvres du spectacle vivant ». Et ce ne sont pas les 1 540 spectacles au programme du Off d’Avignon qui vont remédier à ces problèmes : portées par des artistes souvent sous-payés, la majorité des œuvres n’auront que très peu – voire pas du tout – de vie après le festival, faute d’avoir rencontré les professionnels, sursollicités et confrontés à un phénomène d’embouteillage causé par les deux ans et demi de pandémie que nous venons de traverser.

« Nous étions depuis longtemps déjà dans un système de surproduction. Les nombreux reports que nous avons dû effectuer pour éviter de trop pénaliser les équipes artistiques limitent énormément notre capacité à programmer de nouvelles créations », explique Élise Vigier, codirectrice avec Marcial Di Fonzo Bo, Jacques Peigné et Aurélia Marin, de la Comédie de Caen, programmée au Festival d’Avignon avec son spectacle Anaïs Nin au miroir. « Trop de compagnies, jeunes pour beaucoup, n’arrivent pas à entrer dans un réseau de diffusion. La baisse de fréquentation des théâtres – de 30 % environ aujourd’hui par rapport aux années qui précèdent le covid – risque d’accentuer ce phénomène. On peut craindre en effet que certains programmateurs favorisent les propositions dont le succès est assuré d’avance plutôt que de s’engager auprès d’artistes moins connus ou aux créations moins consensuelles. »

Trop de compagnies n’arrivent pas à entrer dans un réseau de diffusion.

Ces inquiétantes perspectives pèsent d’autant plus sur les artistes qu’ils ont subi une importante baisse de leurs revenus durant la période d’arrêt total ou partiel de la vie théâtrale, qui n’a pas forcément été enrayée par la reprise des activités. « Obtenu à force de revendications, le prolongement à deux reprises de l’année blanche pour les intermittents est loin d’avoir résolu ce problème de baisse des revenus, aggravé par le contexte d’inflation actuel. Pour de nombreux artistes et techniciens, l’activité n’a pas retrouvé un niveau normal. Aucun sursis n’a pourtant été adopté pour prolonger les droits», regrette le secrétaire général de la CGT Spectacle, Denis Gravouil. Pour ouvrir de nouveaux droits, il faut de nouveau travailler 507 heures sur douze mois.

Une autre des grandes revendications de la CGT Spectacle depuis plusieurs mois est la mise en place d’un plan de relance ambitieux permettant «de garantir un service public des arts et de la culture digne de ce nom, assurant l’égal accès de tous les citoyens à une diversité d’œuvres, de répertoires, d’esthétiques», lit-on dans l’« Adresse aux candidat·es à la présidentielle. Propositions pour la sortie de crise », rédigée par le syndicat début février.

Le 15 juin, Denis Gravouil confiait à Politis ne pas avoir été joint par la nouvelle ministre de la Culture, Rima Abdul-Malak, dont l’arrivée au gouvernement suscite un certain espoir au sein de la profession. Stanislas Nordey, qui a échangé avec elle au sujet de la fin de son mandat à la direction du Théâtre national de Strasbourg (TNS) et, auparavant, pendant le confinement, alors qu’elle était encore la conseillère culture et communication du président Emmanuel Macron, témoigne de sa compétence. « Elle connaît très bien les artistes, leurs difficultés en cette période, dit-il_. On peut donc espérer que les choses changent, même si rien ne permet à ce jour de savoir comment cela va se traduire en termes budgétaires.»_

S’il reconnaît volontiers «la qualité de l’aide offerte par l’État pendant deux ans aux grosses structures telles que le TNS », le metteur en scène constate que « les plus petites ont beaucoup plus souffert». Il formule lui aussi l’absolue nécessité d’un plan de relance. Il souligne également la responsabilité des lieux dans la régulation du secteur, son équilibre entre l’offre et la demande, qui, en cette fin de saison théâtrale, laisse plus que jamais à désirer.

« Les artistes, en particulier ceux qui sont à la tête de lieux, ont un rôle important à jouer dans la construction du paysage théâtral de demain, explique Stanislas Nordey_. C’est toujours d’eux, et non des politiques, que sont venues les avancées en matière de décentralisation. Laquelle reste à poursuivre, afin de permettre à beaucoup plus que la centaine de villes dotées aujourd’hui d’un théâtre d’art d’avoir une vraie proposition théâtrale. »_ Il ne nie pas toutefois le rôle de l’État, dont il a pointé les insuffisances en déplorant publiquement l’absence de temps prévu pour la passation à son successeur, qui comme lui dirigera aussi l’école du TNS.

Sur le point de revenir à la vie de compagnie, Stanislas Nordey souhaite voir les nouvelles générations prendre la parole et se battre pour poursuivre au mieux leur mission de service public. Il regarde ainsi avec une certaine impatience du côté des centres dramatiques nationaux, où ont été nommées de jeunes artistes – le Théâtre public de Montreuil, avec Pauline Bayle, le Théâtre Dijon-Bourgogne, avec Maëlle Poésy, ou encore le Théâtre de l’Union à Limoges, avec Aurélie Van Den Daele.

Certains mettent déjà au point des stratégies pour éviter l’engorgement qui met en péril leur intermittence et leur troupe. Avec sa compagnie À Table, à Marseille, la metteuse en scène, comédienne et autrice Clara Le Picard revient par exemple à sa pratique de l’itinérance, délaissée il y a plusieurs années. Elle a ainsi créé pendant la pandémie une série de « médailles », portraits théâtraux d’artistes ayant une vie conjuguant arts savant et populaire, qui peuvent se jouer partout et permettent une proximité avec les spectateurs. «Les écoles, bibliothèques et autres lieux sont moins submergés que les théâtres. Et ils nous permettent de réaliser le travail que nous devons tous mener pour retrouver les publics qui ne sont pas revenus. Et pour en rencontrer de nouveaux. »

Musique
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