L’espace, nouvelle frontière de la guerre… et des profits !

Alors que la coopération internationale s’étiole, le cosmos s’impose comme un nouveau champ de bataille pour la domination mondiale. Les géants américains du privé s’y taillent la part du lion.

Étienne Cassagne  • 19 juillet 2022 abonné·es
L’espace, nouvelle frontière de la guerre… et des profits !
Le milliardaire Jeff Bezos présente, en 2019, son module lunaire Blue Moon en vue de nouveaux vols habités vers le satellite de la Terre.
© MARK WILSON / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

Objectif Lune ! Le 7 juin dernier, le Centre national d’études spatiales (Cnes) annonçait la ratification par la France des « accords Artemis », pilotés par la Nasa, et qui conditionnent la future exploration du satellite lunaire, alors que l’agence spatiale américaine prévoit d’y envoyer à nouveau des hommes, cinquante ans après la dernière mission Apollo. Initialement signés le 13 octobre 2020 par des représentants des agences spatiales nationales de huit pays (Australie, États-Unis, Canada, Italie, Japon, Luxembourg, Émirats arabes unis et Royaume-Uni), les accords ont depuis été approuvés par l’Ukraine, la Corée du Sud ou encore Israël, tandis que la Russie et la Chine, les deux grandes puissances rivales et/ou ennemies, affûtent à part leurs propres rêves de conquête de l’infini.

Car derrière le vernis des engagements négociés de manière bilatérale avec Washington, censés garantir le respect des traités internationaux, notamment celui de 1967 interdisant formellement l’appropriation nationale de parcelles du satellite lunaire, c’est bien une course vers la privatisation des richesses spatiales qui a débuté entre Chinois, États-Uniens et Russes, sur fond d’une nouvelle course aux armements.

« Nos alliés et nos adversaires militarisent l’espace », s’inquiétait Florence Parly le 25 juillet 2019, à l’occasion de sa « présentation de la stratégie spatiale de défense ». Et l’ex-ministre des Armées de détailler les nouvelles armes des « adversaires », comme le satellite Luch Olymp lancé par la Russie, capable d’espionner, de brouiller ou d’éblouir ses pairs, et qui a déjà « laissé sa carte de visite à 8 nouveaux satellites appartenant à différents pays ». « Les moyens de gêner, neutraliser ou détruire les capacités spatiales adverses existent et ils se développent », ajoutait Florence Parly, tout en dénonçant en creux la voracité de l’allié américain et ses « entreprises de la Silicon Valley qui s’emparent de l’espace, parfois au mépris de l’autorisation des États dont elles relèvent ».

Réflexion française

La France réfléchit désormais à une nouvelle stratégie pour surmonter ce double défi : la multiplication des acteurs étatiques et privés dans l’espace, et l’accélération de sa militarisation, symbolisée par la réactivation par Donald Trump du Space Command en août 2019 – dans le sillage du National Defense Authorization Act, promulgué dès 2018 – comme l’un des onze commandements interarmées de combat du Pentagone. Il avait pourtant été mis en sommeil après le 11 septembre 2001, lorsque l’effort de guerre de Washington avait été entièrement redéployé dans le cadre de la « guerre mondiale contre le terrorisme ».

Le Pentagone multiplie depuis plusieurs années les partenariats avec les grands opérateurs de la Silicon Valley.

Sans complexe, le Pentagone multiplie depuis plusieurs années les partenariats avec les grands opérateurs privés de la Silicon Valley. Dès le mois de mai 2015, l’entreprise SpaceX d’Elon Musk obtenait l’autorisation par la Défense américaine de lancer des satellites militaires à partir de sa fusée Falcon 9, brisant le monopole détenu par le tandem Boeing-Lockheed, et accédant à un marché colossal estimé à près de 70 milliards de dollars d’ici à 2030. Mais c’est finalement la société Blue Origin du milliardaire Jeff Bezos qui signait en 2018 un contrat de 500 millions de dollars négocié avec l’armée de l’Air pour le développement de ses moteurs et lanceurs réutilisables, tandis que Microsoft emportait quelques mois plus tard un marché de 10 milliards de dollars (baptisé Jedi pour Joint Enterprise Defense Infrastructure), toujours avec le département de la Défense, afin de gérer les données militaires ultrasensibles dont dépendent les États-Unis.

Une privatisation de la conquête spatiale largement encouragée par le milliardaire libertarien Peter Thiel, soutien historique de Donald Trump, et investisseur clé de l’économie « New Space ». Militant du démantèlement de toutes les structures étatiques, Peter Thiel a inlassablement plaidé pour la fin des grands projets technologiques gouvernementaux pilotés par la Nasa, et le transfert de leur gestion aux nouveaux nababs du « New Space » : « Nous n’acceptons pas l’incompétence dans la Silicon Valley, et nous ne devons pas l’accepter de la part du gouvernement. » Comprendre celle de la Nasa. C’est ce que déclare celui qui a fondé la société Palantir, qui analyse déjà le Big Data (soit toutes les données personnelles collectées dans le monde entier) pour le compte de la CIA.

Pour parer les éventuelles attaques et les tentatives d’espionnage de ses adversaires comme de ses alliés, la loi de programmation militaire française prévoyait en 2019 un investissement de 4,3 milliards d’euros d’ici à 2030 afin de moderniser sa flotte de satellites et développer des « lasers de puissance » pour « tenir à distance et le cas échéant éblouir ceux qui auraient la tentation de s’approcher de trop près », dixit le ministère français des Armées.

Et les foyers de tension ne vont pas manquer, avec l’ambition affichée de Washington, via les accords Artemis, d’explorer le pôle Sud lunaire et d’y installer à terme des bases spatiales censées servir de relais à des conquêtes plus lointaines, au risque de se heurter à un projet analogue du concurrent chinois. Dans son livre blanc publié le 28 janvier dernier, la CNSA – l’agence spatiale chinoise – rompait avec sa traditionnelle opacité en affichant clairement la couleur : l’empire du Milieu n’a guère l’intention de laisser aux seuls nababs de la Silicon Valley le monopole de l’exploitation des richesses spatiales. Deux nouvelles missions sont prévues sur le satellite lunaire au cours des cinq prochaines années, et l’objectif d’un vol habité a été fixé : il devrait avoir lieu d’ici à la fin de la prochaine décennie.

« Dont look up » !

Pour contrer la machine de guerre spatiale chinoise et remporter la bataille de l’innovation, le Pentagone mise donc sur le fondateur d’Amazon, Jeff Bezos, ou sur Elon Musk, patron de SpaceX. En violation totale des futurs « accords Artemis », le Sénat américain avait déjà approuvé à la fin 2015 le fameux Space Act, une mise à jour du droit de l’espace ratifiée par Barack Obama. Et qui a, sans consultation préalable et de façon unilatérale, autorisé la privatisation, l’exploitation commerciale et la colonisation de l’espace par la première puissance militaire mondiale et ses géants du privé.

L’ISS, où la Russie occupe une place prépondérante, pourrait ne pas survivre aux conséquences de la guerre en Ukraine.

Comme dans une mise en abyme du blockbuster de Netflix Dont look up, où des milliardaires tentent de fuir la planète Terre menacée par un astéroïde qu’ils rêvaient d’exploiter, les démiurges états-uniens de la conquête spatiale affichent leur surexcitation face à cette promesse de profits illimités. « Je veux que mes petits-enfants vivent dans un monde de pionniers, d’expansion dans le cosmos. Et quand nous serons des milliards d’êtres humains à explorer l’espace, nous aurons des milliers d’Einstein et de Mozart », promet Jeff Bezos, qui a injecté des milliards de dollars de sa fortune personnelle pour développer sa société Blue Origin.

Elon Musk n’est pas en reste. Celui qui a supplanté Jeff Bezos en tête du classement des hommes les plus riches du monde avait révélé en janvier 2020 ses ambitions pour coloniser la planète rouge, en y envoyant près d’un million d’êtres humains d’ici à 2050. « Il y aura beaucoup d’emplois sur Mars ! », promettait-il le plus sérieusement du monde.

À l’ombre des délires de Musk ou de Bezos, la coopération entre grandes puissances est au point mort. La Station spatiale internationale (ISS), où la Russie occupe une place prépondérante, pourrait ne pas survivre aux conséquences de la guerre en Ukraine. De nombreux partenariats spatiaux signés avec la Russie ont d’ores et déjà été annulés, à l’instar des fusées Soyouz désormais interdites de décollage depuis le port spatial européen situé à Kourou, en Guyane française. Là aussi, le géant américain a anticipé la parade. En 2018, l’administrateur de la Nasa, Jim Bridenstine, avait déjà posé les jalons d’une privatisation de l’ISS, assurant « être à un stade où il y a des gens en dehors [de la Nasa] qui peuvent assurer la gestion commerciale » de la station.

À rebours du « traité de l’Espace » adopté en 1967 sous l’égide des Nations unies, et qui visait à y fixer des règles de non-revendication de souveraineté nationale, d’y interdire le déploiement d’armes nucléaires et de rendre responsable tout gouvernement pour des activités commises par des entités « non gouvernementales », comme les entreprises privées, ces dernières ont donc désormais toute latitude pour réaliser leurs ambitions démiurgiques. Les voilà autorisées à prospecter l’eau et les métaux, comme le nickel, le fer ou l’or dont regorgent les astéroïdes.

Et à des années-lumière des promesses d’envoyer des millions d’hommes dans l’espace et sur Mars, la gestion de la galaxie par le secteur privé a surtout ouvert la voie aux caprices de quelques « happy few ». La fusée de Blue Origin, New Shepard, a emmené le 4 juin dernier 6 personnes, dont 4 nouveaux « touristes spatiaux » pour un montant demeuré confidentiel, pour un vol d’une dizaine de minutes. Le temps d’observer la courbure de la Terre à travers de grands hublots, et de toiser de haut un monde régi par le nouvel apartheid décrit par l’historien israélien Yuval Noah Harari, dominé par des démiurges séparés d’une classe nouvelle, celle des « inutiles (1) », dénués de pouvoir politique comme de toute « valeur marchande ».

(1) Homo Deus. Une brève histoire de l’avenir, Albin Michel, 2017.

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