Une Charte peut en cacher une autre

Michel Soudais  • 13 décembre 2007
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C’est étonnant comme la curiosité des mes confrères s’émoussent dès qu’il s’agit de l’Europe. Tous nous racontent déjà que la Charte des droits fondamentaux a été solennellement proclamée, hier, au Parlement européen. Sans oublier de nous narrer le «scandaleux spectacle» qu’ont donné quelques eurodéputés [^2]. Ils nous expliquent que ce texte est « une des rares innovations du traité européen qui sera signé demain à Lisbonne à être compréhensible par tous » . Ceux qui ont un peu de mémoire nous confient toutefois que c’est la deuxième fois que cette Charte est proclamée, puisqu’elle l’avait déjà été le 7 décembre 2000, à l’ouverture du sommet de Nice, comme je l’ai déjà rappelé. Mais personne ne s’interroge sur la raison de cette nouvelle cérémonie. Or si la question n’est pas posée, c’est que la réponse est embarrassante [^3].

Nous avons eu droit à deux proclamations parce qu’il existe deux Chartes des droits fondamentaux. La Charte proclamée le 12 décembre 2007 n’est pas la Charte élaborée par une Convention et proclamée à Nice. Pour parodier une expression qu’affectionnent les oui-oui socialistes qui se satisfont de moins que rien, par rapport à la Charte version 2000, la Charte 2007 ne présente que des reculs et aucune avancée. Elle est en cela représentative de ce vers quoi la construction européenne nous emmène. Et la petite cérémonie de Strasbourg dont se gargarisent les présidents des trois institutions de l’UE, le Premier ministre portugais, José Socrates, pour le Conseil, le président de la Commission, José Manuel Barroso, et celui du parlement, Hans-Gert Pöttering [^4], n’était qu’une manipulation supplémentaire de l’opinion.

La preuve qu’il existe deux versions de la Charte figure d’ailleurs dans le traité modificatif européen, dit «de Lisbonne», pour qui veut bien le lire. Celui-ci, au point 8 de l’article 1, réécrit l’article 6 du traité sur l’Union européenne ainsi: «L’Union reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte des droits fondamentaux du 7 décembre 2000, telle qu’adaptée le 12 décembre 2007 à Strasbourg, laquelle a la même valeur juridique que les traités.» Le mandat donné à la CIG qui a rédigé le traité était lui aussi très clair en son point 9: «L’article sur les droits fondamentaux contiendra une mention 3 de la Charte des droits fondamentaux, telle qu’agréée lors de la CIG de 2004 , à laquelle il conférera une valeur juridiquement contraignante et dont il définira le champ d’application» , précisait-il. C’est donc bien à une Charte «adaptée», «agréée» en 2004 (c’est-à-dire la version intégrée dans le traité établissant une constitution pour l’Europe, dont elle cnstituait la partie II), que renvoie le traité et non à la Charte de 2000.

Une charte vidée de son utilité

Les différences entre les deux versions ne sont pas minces. «Les dispositions de fond n’ont pas changé, comme sur le droit de grève, le droit syndical ou encore la peine de mort. Mais les conditions d’application du texte ont été modifiées » , expliquait le juriste Guy Braibant, l’un des principaux rédacteurs de la Charte en 2000, dans un entretien à l’Humanité, le 29 avril 2005. «On peut s’en rendre compte en comparant mot à mot le texte initial et le texte final , ajoutait-il. (…) Le plus clair est la substitution du mot « pouvoir » au mot « devoir » à quelques endroits, en même temps que le renvoi – officiel aux « explications » du Présidium…» Guy Braibant rappelait en outre que la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) dans un avis (qu’il est bon de relire) avait estimé pour le moins bizarre que la Charte ne soit plus tout à fait la même. «Deux modifications importantes de la Charte» avit suscité de sa part «une très forte inquiétude» .
– L’une avait trait aux «droits sociaux» et risquaient «de vider la Charte de son contenu social et par conséquent de son utilité, au regard des droits déjà reconnus par la Convention européenne des droits de l’homme» .
– La seconde portait sur l’apparition de la référence à «l’héritage religieux», introduite désormais dans le préambule du traité sur l’Union européen par le traité de Lisbonne. Ayant déjà évoqué ce sujet, je me limiterai à ce qui touche aux «droits sociaux».

Quelles sont au juste ces modifications? L’article 52 de la Charte version 2000 comportait 3 alinéas. La version 2004 [[Article 52

Portée et interprétation des droits et des principes

  1. Toute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par la présente Charte doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés. Dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui.

  2. Les droits reconnus par la présente Charte qui font l’objet de dispositions dans les traités s’exercent dans les conditions et limites définies par ceux-ci.

  3. Dans la mesure où la présente Charte contient des droits correspondant à des droits garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite convention. Cette disposition ne fait pas obstacle à ce que le droit de l’Union accorde une protection plus étendue.

  4. Dans la mesure où la présente Charte reconnaît des droits fondamentaux tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, ces droits doivent être interprétés en harmonie avec lesdites traditions.

  5. Les dispositions de la présente Charte qui contiennent des principes peuvent être mises en œuvre par des actes législatifs et exécutifs pris par les institutions, organes et organismes de l’Union, et par des actes des États membres lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union, dans l’exercice de leurs compétences respectives. Leur invocation devant le juge n’est admise que pour l’interprétation et le contrôle de la légalité de tels actes.

  6. Les législations et pratiques nationales doivent être pleinement prises en compte comme précisé dans la présente Charte.

  7. Les explications élaborées en vue de guider l’interprétation de la présente Charte sont dûment prises en considération par les juridictions de l’Union et des États membres.]] en a ajouté quatre apportant deux séries de précisions.

– des précisions relatives à l’interprétation des dispositions de la Charte (§4,6 et 7) qui toutes tendent à confirmer que cette interprétation doit être faite de manière restrictive. C’est notamment le cas avec l’alinéa 7 qui impose aux juridictions de prendre en compte les explications fournies lors de l’élaboration de la Charte.
– une distinction entre les droits et les principes. Cela marque bien le fait que certains droits reconnus par la Charte ne les érige pas en droits justiciables, voire en droit imposant une obligation aux institutions européennes. Ces droits (le droit d’accès aux prestations de sécurité sociale, le droit de travailler ou le droit à la protection de la santé…) correspondent à des objectifs, à des «principes» qu’il convient de respecter ou promouvoir mais sans obligation de résultat.

Pour Guy Braibant le résultat n’est en rien un progrès: «On a atténué ou fragilisé les droits fondamentaux à travers de petites formules ou astuces à droite et à gauche, qui font perdre de la valeur à ces droits. Alors qu’elles devaient être pédagogiques, complètement neutres, les « explications » – interprètent les droits dans un sens plutôt minimal. La charte n’a été que légèrement modifiée, mais toujours dans le même sens, et c’est bien là le problème… Le résultat est restrictif, incontestablement. »


[^2]: Aux cris de «référendum, référendum», des protestataires issus de l’extrême gauche et de l’extrême droite avaient enfilé des T-Shirts noirs et brandi des pancartes réclamant une consultation populaire. Parmi les très nombreuses condamnations de ce chahut, le président du groupe PSE s’est distingué. En effet, Martin Schulz a dit avoir appris au lycée que les huées et les cris faisaient partie des méthodes utilisées par «le groupe politique d’Adolf Hitler» au Reichstag de l’entre-deux-guerres pour faire taire les opposants politiques. «Aujourd’hui, c’est ce que cela m’a rappelé» , a-t-il précisé.

[^3]: Ce n’est pas Francis Wurtz qui me démentira. Lorsqu’il a interpellé la présidence tournante de l’UE en séance plénière, le 30 novembre, le président du groupe GUE/NGL n’a obtenu aucune réponse en retour, contrairement à tous les usages en vigueur au sein du Parlement européen.

[^4]: Extraits des banalités lénifiantes prononcées à cette occasion: «Pour les citoyens de l’Union européenne, c’est un jour de joie. Cinquante ans après que les Pères fondateurs ont mis sur pied la communauté sur les ruines de la Deuxième guerre mondiale, nous voulons aujourd’hui exprimer le coeur de notre identité» , a souligné M. Pöttering dans son allocution. «Cette cérémonie est sans aucun doute la cérémonie la plus importante de toute ma carrière politique» , a déclaré pour sa part M. Socrates, ajoutant qu’à «partir ce jour les droits fondamentaux font partie de manière irréversible du patrimoine commun de l’Union» . «La proclamation de la Charte des droits fondamentaux consacre une culture de droit en Europe» , a souligné pour sa part M. Barroso.

Temps de lecture : 8 minutes
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