Les sources d’inspiration du Medef pour réformer l’assurance chômage des intermittents du spectacle

Le régime d’indemnisation du chômage, en particulier celui des intermittents du spectacle, fait l’objet d’un impressionnant travail de sape des think tank libéraux dans le cadre des négociations qui se déroulent au sein de l’Unedic. Ces organismes ont préparé le terrain, bien avant les propositions radicales du Medef, présentées le 13 février.

Thierry Brun  • 27 février 2014
Partager :

Illustration - Les sources d’inspiration du Medef pour réformer l'assurance chômage des intermittents du spectacle

D’où vient la bombe adressée le 13 février aux partenaires sociaux par les négociateurs du Medef , lors de la troisième séance de discussion sur l’assurance chômage ? Ce jour-là, Jean-François Pilliard, délégué général de l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM), puissante fédération du Medef, déterminante dans l’élection de Pierre Gattaz à la tête de l’organisation patronale, a frappé fort en présentant aux syndicats de salariés un « document-cadre pour l’accord national interprofessionnel relatif à l’indemnisation du chômage » .

Ce document est le fruit de plusieurs mois de préparation des esprits en coulisse avec comme stratégie de mettre en cause le régime des intermittents du spectacle, jugé « coûteux » et « généreux » après une réforme de 2003 qui avait pourtant réduit les droits de cet acquis social. Jean-François Pilliard avait donné le ton dès l’ouverture des négociations, le 17 janvier, indiquant que l’assurance chômage « n’a pas vocation à financer la politique culturelle de la France » .

Le contenu explosif du document distribué par le négociateur en chef du Medef et vice-président de l’Unedic (organisme chargé de la gestion de l’assurance chômage) a certes été suivi d’une levée de bouclier et de manifestations organisées par les syndicats et associations représentant les intermittents du spectacle. La volonté de supprimer les annexes VIII et X de la convention d’assurance chômage, qui concernent les intermittents du spectacle, a suscité réactions et divisions jusqu’au sein de l’organisation patronale. Laurence Parisot, ex-présidente du Medef (dans une tribune intitulée : « Pourquoi il faut cesser de tirer sur les intermittents » , publiée dans Les Echos , le 24 février), est montée au créneau pour défendre ce régime « spécial » , une question « loin d’être un simple problème comptable » . Et a pris le contre-pied de Pierre Gattaz, qui préside le Medef, et prône la suppression pure et simple de ce régime.

Les propositions patronales ont été commentées jusque dans les couloirs de l’Élysée. Un proche conseiller de François Hollande a reproché au « brûlot » d’être contre-productif pour les patrons du Medef : « S’ils voulaient flinguer leurs idées, il ne faudrait pas s’y prendre autrement » . Et d’ajouter : « Qu’ils reprennent les idées de l’Institut de l’entreprise, c’est leur droit. Ce qui ne va pas, c’est le ton, c’est du gauchisme patronal ! » (dans Le Parisien du 14 février).

Que l’Institut de l’entreprise soit cité n’a rien de surprenant. Le chapitre relevant de « l’équité entre les demandeurs d’emploi » , extrait du document du Medef, lui doit beaucoup : l’ « équité entre les salariés n’est pas respectée par le régime spécial des annexes VIII et X de l’assurance chômage » , attaque l’organisation patronale, qui estime que « cette situation ne se justifie pas financièrement par le versement de cotisations complémentaires par les employeurs » relevant de ces annexes. L’organisation patronale propose « d’aligner le régime des annexes VIII et X sur le régime de droit commun rénové (mise en œuvre de droits rechargeables) ; de demander à l’État de prendre en charge, s’il considère qu’il relève de l’intérêt général de mieux indemniser les demandeurs d’emploi affiliés aux annexes VIII et X que ceux des autres secteurs, le surcoût de ce traitement plus favorable » .

Les éléments de langage des think tank

Les termes de cette proposition peuvent être revendiqués sans hésitation par plusieurs think tank. L’institut a pour sa part publié en 2013 une étude de l’économiste Bruno Coquet, intitulé : « Assurance chômage : six enjeux pour une négociation » . Ce spécialiste de la question (haut fonctionnaire au ministère du Travail, auteur d’un ouvrage sur l’assurance chômage) a étudié les origines du déficit de l’assurance chômage et pointe notamment les régimes des intermittents du spectacle et des intérimaires. « L’idée de l’étude de l’Institut de l’entreprise a été d’expliquer où se trouvent les problèmes. C’est aux partenaires sociaux de trouver des solutions à ceux-ci » , explique l’auteur, dont les propositions sont identiques à celles du Medef sur le régime des intermittents.

Que l’Institut de l’entreprise fasse partie des think tank privilégiés par le Medef dans le cadre des négociations sur l’assurance chômage ne doit cependant rien au hasard. Présidé par Xavier Huillard, PDG de Vinci, le « think tank de l’entreprise » a parmi ses partenaires un grand nombre d’entreprises du CAC 40 qui sont aussi des adhérents du Medef. L’UIMM, fédération patronale dirigée par Jean-François Pillard, figure aussi dans cette liste, avec cette particularité que l’organisation patronale est l’une des fondatrices de l’Institut et participe au financement de l’Institut des hautes études de l’entreprise (IHEE).

D’autres organismes d’influence ont véhiculé quelques idées reçues sur le régime des intermittents du spectacle. La Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (Ifrap) est l’une de ces organisations qui distille la pensée libérale sur le régime d’assurance chômage, notamment en partenariat avec Le Figaro . Le 20 février, la Fondation a publié dans le quotidien de l’industriel Serge Dassault une « idée d’économie » qui consiste à « changer le régime des intermittents » . L’Ifrap impose l’idée d’un système dont la générosité est « excessive comparée à la situation des intérimaires, soumis à une précarité tout aussi grande sans bénéficier des mêmes avantages » .

Le think tank libéral relève « plus d’un milliard d’euros de déficit annuel » et préconise que « l’alignement du régime des intermittents sur celui de l’intérim entraînerait une économie de 320 millions d’euros par an » , un chiffre non sourcé. Fin décembre 2013, deux semaines avant l’ouverture des négociations sur l’assurance chômage, l’Ifrap publiait un document pour économiser 5 milliards d’euros sur l’indemnisation des chômeurs, qui demandait « l’égalité des régimes » avec comme cible celui des intermittents et des intérimaires.

L’institut Montaigne a lui aussi abordé la question de l’assurance chômage pour décrire un système aux « conditions d’indemnisation généreuses » . Dans son rapport « Redonner sens et efficacité à la dépense publique : 15 propositions pour 60 milliards d’économies » , publié en 2012, le think tank, qui bénéficie des soutiens de entreprises du CAC 40 membres du Medef, propose de « réformer de nouveau et sans complaisance le régime des intermittents du spectacle, responsable pour un milliard !, chaque année, du déficit de l’assurance chômage » . L’institut Montaigne estime que « les artistes et techniciens du spectacle continuent à bénéficier d’un régime d’assurance chômage (dit “des annexes VIII et X ”) beaucoup plus favorable que le régime de droit commun » .

Des affirmations contredites

« Parler d’un déficit d’un milliard, et d’un tiers ou d’un quart du déficit global de l’assurance-chômage revient à traiter les annexes VIII et X comme une caisse spécifique, en faisant fi du principe de solidarité interprofessionnelle. Que les précaires (intérimaires, CDD ou intermittents) reçoivent, à la différence des salariés en CDI, davantage de d’indemnités qu’ils ne versent de cotisation est la logique même » , répond le député socialiste Jean-Patrick Gille, rapporteur de la mission d’information sur les conditions d’emploi dans les métiers artistiques.

Dans son rapport d’information, les analyses de l’économiste Bruno Coquet y sont mises à mal à plusieurs reprises. Le député rapporteur cite la direction de l’Unedic qui a simulé un « basculement » des intermittents du spectacle sur l’annexe IV de la convention d’assurance chômage, qui concerne les intérimaires. « En tenant compte de la baisse des cotisations, l’Unedic estime qu’en année pleine, la moindre dépense s’élèverait à 320 millions d’euros. Ce montant correspondrait donc au coût réel des règles particulières des annexes VIII et X de la convention d’assurance chômage » .
Jean-Patrick Gille ajoute: « Ce coût n’est sans doute pas anodin mais il est bien éloigné du montant de un milliard d’euros qui semble désormais être gravé dans les esprits. On doit observer qu’il pourrait être mis en regard de la charge que constituerait, en son absence, l’attribution du revenu de solidarité active aux intermittents du spectacle si ceux-ci étaient exclus de l’indemnisation du chômage » .

Conflits d’intérêt et partis pris

Ces remarques, relevées parmi d’autres, construites à partir d’auditions des différents acteurs concernés par le régime d’indemnisation des intermittents du spectacle, sont occultées par l’Institut de l’entreprise, l’Ifrap et l’institut Montaigne, qui se définissent comme des organismes « indépendants », pourtant très proches du Medef. Au point que Pierre Gattaz, candidat à la présidence du Medef en 2013, en avait fait un enjeu de rassemblement « au-delà du Medef » dans son programme. Il y proposait « des outils communs à partager » , notamment « un observatoire de l’état de la France avec les instituts et think tank intéressés (Institut de l’entreprise, Fondation Concorde, Fondation Condorcet, Ifrap, Institut Montaigne…) » .

Ces organismes très influents sont la principale source de propositions de l’accord national interprofessionnel relatif à l’indemnisation du chômage présenté par Jean-François Pilliard le 13 février. Cette vision exclusive de l’indemnisation du chômage sert de base de travail aux partenaires sociaux qui, certes, formuleront eux aussi leurs propositions le 27 février. La négociation sur l’assurance chômage apparaît biaisée en l’absence de la plate-forme du « comité de suivi de la réforme du régime d’indemnisation du chômage des intermittents » qui rassemble la plupart des organisations associatives et syndicales représentants techniciens, artistes de l’audiovisuel et du spectacle, ainsi que des parlementaires.

Extrait du rapport d'information sur les conditions d'emploi dans les métiers artistiques

Les propositions du Medef masquent celles de la plateforme ainsi qu’un récent rapport commandé par le syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (Syndeac), qui a pourtant souligné que les alternatives présentées par le comité de suivi « coûtent moins cher que le système actuel » . La coordination des intermittents et précaires d’Ile-de-France (CIP-IDF) pointe cette stratégie de radicalisation du Medef : « Il se pourrait bien que l’on cherche à rogner les droits de l’ensemble des “chômeurs en activité à temps réduit”, de plus en plus nombreux, et pas ceux des seuls intermittents du spectacle » . Nombre d’organisations s’interrogent aussi sur le cadre de ces négociations.

Photo : CITIZENSIDE/CHRISTOPHE ESTASSY / CITIZENSIDE.COM
Temps de lecture : 10 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don