« Juste la fin du monde », de Xavier Dolan ; « Baccalauréat » de Christian Mungiu

Christophe Kantcheff  • 19 mai 2016
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« Juste la fin du monde », de Xavier Dolan ; « Baccalauréat » de Christian Mungiu
© Shayne Laverdière – Sons of Manual

« Juste la fin du monde », de Xavier Dolan (Compétition officielle)

Très intéressant de comparer les deux films de la compétition vus successivement, Juste la fin du monde, du Canadien Xavier Dolan, et Baccalauréat, du Roumain Cristian Mungiu. Après la Palme d’or accordée à 4 mois, 3 semaines et 2 jours (2007), le second avait opté pour un film esthétiquement imposant, dont les intentions d’auteur étaient ostensibles : c’était Par-delà les collines (2012). Je craignais que Cristian Mungiu fût devenu un cinéaste encombré par sa stature. Baccalauréat prouve exactement le contraire.

Xavier Dolan, quant à lui, est encore, à 27 ans, un jeune cinéaste, même s’il propose déjà son sixième film, après Mommy, récompensé par le Prix du jury à Cannes il y a deux ans, qui semblait avoir déçu le récipiendaire à l’humilité discrète. Xavier Dolan désormais ne se donne plus de limites dans l’emphase. Adapter une pièce de Jean-Luc Lagarce, racontant le retour de l’enfant prodigue dans sa famille avec l’intention d’annoncer sa fin proche, n’était pas un mince défi. Xavier Dolan affirme dans le dossier de presse qu’il y était prêt parce qu’il est devenu « un homme ». « Je comprenais enfin les mots, les émotions, les silences, les hésitations, la nervosité, les imperfections troublantes des personnages de Jean-Luc Lagarce », assure-t-il. Pas sûr.

Xavier Dolan a cru qu’il fallait faire exploser toute la dynamite que contient la langue de Lagarce. Résultat : la rencontre familiale ne tourne pas seulement à l’affrontement, c’est une machine de guerre totale, avec beaucoup de bruit et beaucoup de fureur. Face à Louis (Gaspard Ulliel), le revenant, homosexuel et écrivain de grande notoriété, il y a la mère (Nathalie Baye) déglinguée et fragilisée par l’amour qu’elle porte à son fils, la sœur (Léa Seydoux), admirative et renfrognée, le frère (Vincent Cassel), resté dans l’ombre du cadet, complexé et hargneux, et la femme de celui-ci et son souffre-douleur (Marion Cotillard), la seule à se tenir en retrait, car timide et, selon elle, ne sachant pas parler.

Hormis quelques silences et regards lourds d’émotion, le registre des personnages est de bout en bout celui de l’hystérie, le plus souvent agressive. Ce qui relève du contre-sens vis-à-vis de la langue de Lagarce, répétitive et labyrinthique, qui requiert des changements de rythme, des climats de parole différents (seule la mère y a droit pour son monologue). Dolan, tout à sa passion du spectacle à outrance, porte son film au taquet, confondant le feu d’artifice qu’il affectionne, même si celui-ci est au mortier, avec l’incendie subversif dont il est loin – ses flammes, mais aussi ses braises et sa cendre – que propagent les premiers films d’Almodovar (vers lequel Dolan louche parfois) et tout le théâtre de Lagarce. Les nappes de musique et le recours aux hits stupides, marque de fabrique de l’auteur de Mommy, finissent en outre par trahir une forme d’impuissance à transmettre une émotion, tout en faisant gonfler la baudruche. Attendons que Xavier Dolan soit véritablement devenu « un homme », pour reprendre sa terminologie, et qu’il ait enfin abandonné les effets tapageurs pour des sonorités plus subtiles.

« Baccalauréat », de Cristian Mungiu (Compétition officielle)

© Politis
(Crédit photo : Mobra)

Le début de Baccalauréat atteste au contraire d’une rigueur très expressive. Près d’un immeuble, un trou est en train d’être creusé par quelqu’un qu’on ne voit pas tant il y est enfoncé. Puis on entre dans un appartement, où une pierre, lancée de l’extérieur, vient atterrir après avoir cassé un carreau. Un personnage entre dans la pièce, sort, cherche qui a pu commettre ce geste, marche un instant, quand le passage d’un train bouche son horizon et sa recherche. Le décor de la Roumanie que Cristian Mungiu va nous montrer est posé.

Le film de Maren Ade, Toni Erdmann, présenté en début de festival, se déroule en Roumanie avec pour axe central le rapport père-fille. C’est aussi le cas ici. Mais chez Maren Ade, les personnages se situent du côté des nouveaux dominants de la Roumanie, alors que dans Baccalauréat, on côtoie ceux qui subissent. En outre, le film allemand fait rire à gorge déployée, tandis que celui-ci est oppressant.

L’intrigue : à Cluj, une petite ville de Transylvanie, des parents souhaitent que leur fille lycéenne parte en Angleterre étudier, où elle bénéficiera d’une bourse. À une condition : obtenir 18 à toutes les notes du baccalauréat qu’elle s’apprête à passer. Or, elle est agressée à la veille de l’examen, auquel elle ne peut se rendre dans de bonnes conditions. Pour garantir à sa fille les résultats requis, la seule solution qui s’offre à son père, Romeo (Andrian Titieni) – par l’intermédiaire d’un ami policier – est d’avoir recours à une manœuvre illégale. Or, Romeo, médecin respecté, a toujours été un homme intègre.

S’il s’est tenu jusqu’alors hors de ces magouilles, Romeo a cependant perdu toutes ses illusions sur son pays. Avec sa femme, il est revenu au moment de la chute de Ceausescu, croyant aux promesses de la révolution. Mais sa vie est restée chiche, malgré les nombreux efforts consentis. C’est ainsi qu’il justifie auprès de sa fille l’écart qu’il s’apprête à commettre vis-à-vis de sa morale pour garantir son avenir, qui ne peut avoir cours qu’ailleurs. L’amour est la motivation de ce reniement de lui-même.

De son côté, sa fille, Eliza (Maria Dragus), hésite devant la perspective de cet exil. Son père porte ses espoirs de vie meilleure par procuration. Or, à Cluj, elle aime un garçon. Et elle n’est pas certaine que la triche dont elle bénéficierait soit réellement anodine. En outre, elle découvre que son père a une maîtresse, celui-ci lui apparaissant alors comme un traître.

À l’image des petits intérieurs qu’habitent les personnages et qui ne les protègent pas des dangers du dehors, ou des quartiers désolés où semble planer une menace, la société que filme Cristian Mungiu est piégée, enfermée dans une nasse. On ne cesse d’être en quête d’une connaissance « serviable » – le mot le plus en vigueur dans le film – pour se sortir d’un mauvais pas, alors qu’en réalité le service rendu compromet encore davantage.

Quelle marge de manœuvre existe-t-il en Roumanie pour un comportement fidèle à une éthique ? Faut-il partir à l’étranger ou tenter de vivre en fonction de ses aspirations dans son pays ? Cristian Mungiu met en scène des dilemmes douloureux qui se posent différemment à une génération, celle de Roméo, qui a abandonné le combat, et à une autre, celle d’Eliza, qui ne sait pas encore si elle doit se battre. Baccalauréat est un film complexe, intense et qui ne cherche surtout pas à en mettre plein la vue – ma préférence va à ce cinéma-là.

Temps de lecture : 6 minutes
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