Tariq Ali : « j’ai toujours été un dissident »

L’écrivain britannique Tariq Ali publie un pamphlet contre le blairisme.
Il revient ici sur son parcours militant, décortique la politique néolibérale
du New Labour et s’alarme des menaces pesant sur les libertés publiques.

Olivier Doubre  • 15 février 2007 abonné·es
Tariq Ali : « j’ai toujours été un dissident »
© Quelque chose de pourri au Royaume-Uni. Libéralisme et terrorisme, Tariq Ali, traduit de l'anglais par Jean-Luc Fidel, Raisons d'agir, 144 p., 6 euros.

Pouvez-vous revenir brièvement sur votre parcours d’écrivain et de militant ?

Tariq Ali : Je suis né en 1943 à Lahore, qui est aujourd’hui au Pakistan. À 19 ans, je suis parti étudier à Oxford, où, peu après, à cause de la dictature militaire au Pakistan, mon passeport a été annulé. Je me suis donc retrouvé coincé en Angleterre. Par la suite, je suis devenu très actif dans le mouvement contre la guerre du Viêtnam et les mouvements de 1968. En mai 1968, j’ai rejoint le groupe britannique de la 4e Internationale, qui était l’équivalent de la LCR de Daniel Bensaïd et d’Alain Krivine en France. C’était pour moi l’organisation trotskiste la moins sectaire. Je l’ai quittée en 1980, parce qu’elle m’apparaissait de plus en plus refermée sur elle-même. Depuis, je n’ai cessé d’écrire. Après deux premiers ouvrages sur le Pakistan, j’ai publié de nombreux livres sur l’histoire et la politique. J’ai aussi, durant les années 1980, écrit des pièces de théâtre et des scénarios. J’étais alors très engagé dans les courants culturels alternatifs radicaux sous les gouvernements Thatcher et Major. J’ai donc, si vous voulez, été de tout temps un dissident.

Illustration - Tariq Ali : « j'ai toujours été un dissident »


Tariq Ali le 24 janvier 2003, à Porto Alegre, Brésil. AFP /Mauricio Lima.

Il y a plus de vingt ans maintenant que j’ai commencé à écrire de la fiction, essentiellement sur deux thèmes : une série de cinq ouvrages sur les rapports entre islam et Occident [^2] et une trilogie sur la chute du communisme. Je pensais que je n’écrirais désormais plus que de la fiction. Mais le 11 Septembre est survenu et je me suis engagé à nouveau, en particulier contre la guerre en Irak, sur laquelle j’ai beaucoup écrit. J’ai également rejoint le mouvement des forums sociaux mondiaux. Ce livre, qui paraît aujourd’hui en France, est un pamphlet contre Tony Blair. J’espère qu’il servira au public français à mieux connaître la vérité sur les gouvernements Blair. Cela me semble particulièrement important en ce moment, puisque Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal se réclament de ce personnage, qui, de son côté, a récemment déclaré préférer Sarkozy, qu’il trouve plus « efficace » . Cela, au moins, a le mérite d’être clair !

Vous racontez, dans ce livre, l’arrivée au pouvoir de Tony Blair et de son New Labour. Deux choses apparaissent alors immédiatement : la première est que le terme « keynésianisme » est devenu un « gros mot », la deuxième est que les médias ont été littéralement muselés…

En effet. Dans les propos des économistes proches de Blair, Keynes est devenu un gauchiste [^3] ! Avant d’être élu, Blair avait déclaré qu’il continuerait la même politique (néolibérale) que Margaret Thatcher. Beaucoup ne l’ont d’ailleurs pas cru et pensaient qu’il disait cela uniquement pour accéder au pouvoir et mener ensuite une politique digne du vieux Labour. Pour notre part, nous faisions au contraire l’analogie entre neo-Labour et néolibéralisme ! La seule véritable surprise à son sujet fut qu’il soit si belliciste, après le 11 septembre 2001, aux côtés des États-Unis. Quant aux médias, c’est en effet un domaine où tout, ou presque, a rapidement été contrôlé par le pouvoir. Les journaux les plus importants en Grande-Bretagne appartiennent à Ruppert Murdoch. Conservateur, celui-ci a pourtant soutenu Blair, après avoir été un fidèle de Thatcher. Mais le pire a concerné les télévisions. Beaucoup des journalistes progressistes avaient en effet soutenu Blair durant sa campagne et ils ont été estomaqués par ce qui s’est passé dès son arrivée au pouvoir. L’exemple le plus flagrant fut celui de Channel Four, une chaîne extrêmement innovante dès son lancement. Pendant les gouvernements Thatcher et Major, elle avait incarné la voix de l’opposition politique et culturelle, et les conservateurs ne s’y étaient jamais attaqués. Dès le lendemain de l’élection de Blair, Peter Mendelsohn (nommé depuis commissaire européen au Commerce) est allé trouver les dirigeants de Channel Four et leur a dit :* « Nous ne voulons plus voir de conflits à la télévision, nous vivons aujourd’hui dans un monde où le conflit a disparu. S’il vous plaît, ne nous obligez plus à regarder ces vieux documentaires d’investigation qui posent des questions dépassées… » Channel Four a commencé à vendre son âme et est morte sous le New Labour ! Du point de vue du pluralisme, de la qualité de l’investigation et des analyses, le déclin a été véritablement navrant.

Vous pointez également la continuité entre la « guerre contre le terrorisme » et l’idéologie néolibérale…

Absolument ! Il suffit d’observer quels sont les pays qui sont la cible des attaques de la « coalition ». Cela ne veut pas dire qu’il faut être d’accord et encore moins soutenir les gouvernements de ces États. J’ai moi-même passé une bonne partie de ma vie à combattre ces régimes. Mais on ne peut pas se résoudre à espérer leur chute à la suite d’invasions étrangères. Tous les pays attaqués sont ceux qui ne sont pas encore complètement intégrés au système économique néolibéral mondial. L’Irak est un exemple très parlant, comme la Yougoslavie auparavant. Ceux de la coalition parlent aujourd’hui de la Birmanie pour les mêmes raisons. Quant au Venezuela, ils ne peuvent pas dire que Chavez est un dictateur parce qu’il a été élu quatre ou cinq fois, mais ils l’attaquent parce qu’il n’est toujours pas sous leur contrôle. Sa légitimité démocratique les a empêchés jusqu’ici de tenter de le soumettre par la force.

La guerre en Irak est très importante dans le sens où elle a prouvé l’échec certain qu’il y avait à employer la force contre de tels pays. Je crois qu’il faudrait être très naïf pour penser qu’au sein de cette politique impériale on puisse raisonnablement dissocier l’aspect économique de son aspect purement guerrier, justifié par cette idéologie dite des droits de l’homme qui n’en a que le nom. Il en va de notre liberté.

Vous observez justement l’amputation des libertés publiques orchestrée en Angleterre depuis le 11 Septembre.

Blair utilise cette « guerre contre le terrorisme » pour rogner les libertés fondamentales. La police peut maintenant arrêter n’importe qui et le détenir pendant un mois sans avocat. On admet même aujourd’hui la possibilité d’emprisonner un suspect indéfiniment , ce qui ne s’était jamais produit, pas même durant la Seconde Guerre mondiale ! C’est exactement ce que l’Occident reprochait aux pays communistes tout au long de la guerre froide. En Afrique du Sud, sous l’apartheid, le régime pouvait interner quelqu’un pendant trois mois avant de le soumettre à un procès, et, ici, tout le monde dénonçait cette pratique. Aujourd’hui, l’Europe fait la même chose, et cela se produit régulièrement en Grande-Bretagne, j’en donne de nombreux exemples dans mon livre. Certains de ces prisonniers sont d’ailleurs devenus fous et ont dû être transférés dans des hôpitaux psychiatriques… Nos libertés publiques sont donc désormais en grand danger.

[^2]: Superbe roman, le premier opus de ce « quintet », Un sultan à Palerme, traduit de l’anglais par Diane Meur, vient de paraître aux Éditions Sabine Wespieser, 366 p., 24 euros.

[^3]: Mot prononcé en français.

Idées
Temps de lecture : 6 minutes

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