Carl Schmitt, en dépit du danger…

Comme Heidegger, le juriste allemand Carl Schmitt adhéra au parti nazi. Deux livres critiques sur son œuvre s’attachent aujourd’hui à dissocier sa pensée de ses engagements politiques.

Olivier Doubre  • 1 mars 2007 abonné·es

Dans l’introduction à l’Ontologie politique de Martin Heidegger , paru en 1988 aux éditions de Minuit, Pierre Bourdieu récusait « l’illusion de l’autonomie absolue » de l’oeuvre philosophique. Quelques mois après la sortie en France du livre de Victor Farias, Heidegger et le nazisme (Verdier, 1987), qui montrait à partir d’éléments biographiques les compromissions du philosophe avec le nazisme, Bourdieu appelait, à propos d’Heidegger, à « abandonner l’opposition entre la lecture politique et la lecture philosophique, et soumettre à une lecture double *, inséparablement politique et philosophique, des écrits définis fondamentalement par leur* ambiguïté ».

Déjà survenue dans les années 1960, la controverse autour d’Heidegger reprenait donc de plus belle avec la publication de ces ouvrages entre défenseurs inconditionnels de l’auteur d’ Être et temps, qui soutiennent (selon le mot de Pierre Bourdieu) une « lecture interne » de l’oeuvre et minimisent ce qu’ils présentent comme une erreur politique passagère commise autour de 1933, et adversaires du philosophe.

Or, la polémique a récemment été relancée avec la sortie d’un volumineux ouvrage d’Emmanuel Faye ([^2]), qui démontre, grâce à la récente publication des séminaires de 1933 à 1935, que la « question du nazisme de Heidegger » concerne aussi « les fondements mêmes de son enseignement et de son oeuvre » . La réponse des « heideggeriens » ne s’est pas fait attendre, mais les éditions Gallimard ont finalement refusé de publier leur Heidegger à plus forte raison [^3], du fait de la violence de certaines des contributions. Leur ligne de défense n’a d’ailleurs rien de nouveau : « Comme [Heidegger] fut membre du parti nazi, quoique n’étant pas nazi, il en résulte que les nazis avaient en lui un adversaire idéologique, quelqu’un qui leur résistait : un résistant » (Marcel Conche). Pourtant, à la lecture des éléments rapportés par Emmanuel Faye, l’argument d’un « soutien pendant un an seulement » au régime hitlérien, qui n’aurait été qu’une « grave erreur » reconnue par Heidegger dès avant 1945 (François Fédier), ne convainc guère…

Faut-il pour autant ne plus lire Heidegger ni les rares intellectuels d’envergure ayant soutenu le nazisme ? La question se pose différemment dans le cas du juriste Carl Schmitt qui, pourtant, adhéra comme Heidegger au parti nazi le 1er mai 1933. L’engagement d’abord conservateur puis franchement pro-nazi de l’auteur de la Dictature n’est en effet contesté par personne, alors même que bon nombre d’intellectuels qui ont manifesté un intérêt certain pour son oeuvre se situent nettement à gauche de l’échiquier politique (Étienne Balibar, Toni Negri, Giorgio Agamben, etc…), après d’autres à droite, comme René Capitant ou Raymond Aron. Ses convictions et son antisémitisme virulent, qui perdura bien après 1945, ont d’ailleurs été confirmés avec la parution en 1991, en Allemagne, du Glossarium , son journal d’après-guerre.

Gopal Balakrishnan, l’un des animateurs de la fameuse New Left Review , a choisi justement de confronter de façon chronologique l’oeuvre de Carl Schmitt avec son itinéraire et les événements politiques de son époque. Le chercheur américain rappelle d’ailleurs d’emblée le « scandale » qui a entouré la réception de cet auteur des deux côtés de l’Atlantique et les controverses autour d’une figure « dont les contours ont été posés lors de l’affaire Heidegger » . Brillante, cette biographie intellectuelle s’arrête cependant en 1947, c’est-à-dire après les deux ans de détention de Carl Schmitt à la chute du régime hitlérien.

Selon Gopal Balakrishnan, Schmitt n’aurait par la suite produit que des « addenda » à ses écrits antérieurs. C’est oublier l’importante Théorie du partisan (1961), qui séduisit une certaine extrême gauche des années 1960 et 1970, ou le Nomos de la terre (1950). Cependant, l’ouvrage permet de retracer le parcours complexe de celui qu’on a trop souvent présenté comme un conservateur adversaire de la République de Weimar qui aurait, comme beaucoup, sombré dans le nazisme. On découvre en fait une pensée en évolution, au gré des événements et de son travail théorique.

Or, les oeuvres de Carl Schmitt continuent d’intéresser aussi bien les juristes que les philosophes ou les politistes, et trouvent aujourd’hui (à l’heure de la « guerre préventive » contre le terrorisme ou de Guanatanamo) un écho particulier du fait des questions qu’il aborde : les états d’exception, la figure du combattant irrégulier ou « partisan »

C’est là tout l’intérêt du livre de Jean-Claude Monod que de pointer « l’actualité » d’une oeuvre qui saisit « avec une profondeur spéculative inédite ces phénomènes marginaux en temps normal » mais qui sont revenus au centre d’un « présent politique marqué par les effets en cascade du terrorisme et du contre-terrorisme » . En effet, Carl Schmitt a travaillé sur des notions généralement « cantonnées aux marges des traités de droit constitutionnel ou de philosophie politique classique » durant toute la République de Weimar pour mieux en montrer les faiblesses et louer un régime autoritaire. Jean-Claude Monod montre donc les limites voire les dangers potentiels de la pensée du juriste allemand, à l’instar de sa définition du politique qui passe par la constante « discrimination de l’ami et de l’ennemi » . Or, le philosophe français fait le pari qu’il est possible de lire l’oeuvre de Schmitt ­ où les « diagnostics » demeurent pertinents ­ « à l’envers de ses propres valorisations et partis pris éthico-politiques », en délaissant les motivations idéologiques de son auteur. Et Jean-Claude Monod d’appeler à s’emparer de cette pensée comme d’une « boîte à outils » … Des outils qui, certes, font parfois froid dans le dos, mais qu’il est impératif de connaître.

[^2]: Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, Albin Michel, Le Livre de poche, « Biblio/essais », 768 p., 9 euros

[^3]: Collectif, Fayard, 544 p., 28 euros

Idées
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