La grève de la faim, en désespoir de cause

Arme atypique, la grève de la faim est souvent l’ultime moyen d’action
de militants dans des situations bloquées. Mais il arrive qu’elle embarrasse les organisations qui les soutiennent.

Olivier Doubre  • 15 mars 2007 abonné·es

Le 15 février, Roland Veuillet, militant du syndicat SUD-Éducation, cessait sa grève de la faim au bout du 56e jour. Ce conseiller principal d’éducation, victime d’une mutation disciplinaire après avoir participé à une grève de surveillants dans un lycée de Nîmes, en 2003, n’a pourtant rien obtenu. Les sanctions prises contre lui par le ministère de l’Éducation nationale n’ont pas été levées, mais il risquait sa vie à poursuivre son jeûne (voir Politis n° 940).

Il y a toutefois lieu de s’interroger sur la méthode employée dans le cadre d’un conflit au sein d’une administration de la République, même si Roland Veuillet a tenté auparavant un grand nombre d’actions et épuisé les voies de recours juridiques, malgré un avis consultatif en sa faveur du Conseil supérieur de l’Éducation nationale, non suivi par le ministère. La grève de la faim n’est-elle pas là une arme démesurée ? Qu’en pensent les organisations syndicales ou de défense des droits de l’homme ?

Arme atypique, n’appartenant pas au registre des méthodes classiques du mouvement ouvrier, la grève de la faim interpelle les pouvoirs de façon extrême en les rendant responsables des risques vitaux pour la personne qui s’y engage. Aussi est-elle souvent qualifiée de « chantage » par les États ou les autorités contre lesquels elle est menée. Destinée prioritairement à attirer l’attention des médias et de l’opinion publique, elle est toujours, au premier chef, une décision personnelle de celui ou celle qui cesse de s’alimenter. Or, il apparaît que nombre d’organisations, conduites à soutenir les combats de grévistes de la faim, sont gênées par le mode d’action lui-même, indépendamment de l’objet de leur lutte. C’est le cas de la Fédération nationale des syndicats SUD-Éducation, dont est membre Roland Veuillet, où aucun vote n’est intervenu pour décider d’une position nationale sur la forme choisie. L’un de ses représentants admet que, tout en soutenant « syndicalement et sans réserve » le combat de Roland Veuillet, « il y avait bien débat au sein des syndicats adhérents de la Fédération » sur le moyen employé.

Du côté d’Amnesty International, qui a soutenu un très grand nombre de grévistes de la faim ­ tel, récemment, le militant tunisien des droits humains Mohammed Akrout ­, la position est inchangée depuis la création en 1961 de l’organisation. Ancien président et membre du bureau exécutif de sa branche française, Francis Perrin rappelle que, si Amnesty « n’encourage jamais » ce type d’actions, elle ne les condamne pas non plus : « Ce sont souvent des situations de désespoir qui poussent les gens à s’engager dans une telle voie, comme ces prisonniers à Guantanamo qui ne connaissent même pas la date de la fin de leur détention. » Amnesty fait donc pression sur les autorités visées dans ce genre de cas sans critiquer la méthode, puisque celle-ci « ne viole pas les droits des autres ; or, notre critère, c’est toujours le droit » , insiste-t-il.

La Ligue des droits de l’homme (LDH), quant à elle, se déclare plutôt opposée à cette méthode, qui fait courir un grand danger aux militants. Son président, Jean-Pierre Dubois, même s’il se garde de « donner des leçons à des gens souvent dans le désespoir » , affirme que la grève de la faim relève d’une « logique d’autopunition inconciliable avec notre conception de l’action publique » . Et d’ajouter : « Tout en respectant les personnes qui ont pris une telle décision et en étant solidaires avec elles, la LDH, non seulement refuse d’appeler à des grèves de la faim, mais appelle même à les faire cesser. »

Pourtant, toutes les grèves de la faim ne comportent pas les mêmes risques et n’ont pas toujours la même portée. S’il s’agit toujours d’attirer l’attention, certaines de ces actions relèvent d’une philosophie de la non-violence, d’autres sont parfois menées par des personnes ayant utilisé la violence, et à qui il ne reste plus que ce moyen. Ce fut le cas des militants armés basques ou d’Irlande du Nord. Bobby Sands, décédé en prison en 1980 après de longues semaines de jeûne sans avoir réussi à faire plier Margaret Thatcher sur ses conditions de détention, reste sans aucun doute l’un des grévistes de la faim les plus célèbres au monde.

Professeure de science politique à Paris-I et spécialiste du mouvement des sans-papiers, Johanna Siméant [^2]
prépare un livre sur le thème de la grève de la faim. Selon elle, cette méthode de revendication fonctionne sur une « délégitimation croisée » en mettant « la charge de la faute sur l’adversaire » . L’État ou l’autorité visée réplique alors souvent en renvoyant la faute sur l’organisation qui soutient le gréviste, voire sur certains des grévistes lorsqu’ils sont plusieurs. Johanna Siméant rappelle ainsi que le ministre de l’Intérieur gaulliste Raymond Marcellin s’était demandé s’il n’était pas possible juridiquement, parmi un groupe de grévistes de la faim, de poursuivre ceux qui se maintenaient en meilleure santé, pour non-assistance à personne en danger vis-à-vis de leurs camarades les plus atteints par le jeûne ! Il est aussi fréquent, ajoute-t-elle, que « l’État accuse les personnes d’être des fous manipulés, ou même de manger en cachette » … Par ailleurs, ayant pour ses recherches rencontré plusieurs grévistes de la faim, elle constate que, dans le cas d’actions individuelles, il s’agit très souvent de personnes « aux parcours atypiques » , notamment au sein des institutions contre lesquelles elles protestent. Et de citer l’exemple récent du député Jean Lassalle, entré en grève de la faim contre les délocalisations dans sa circonscription : la biographie de ce membre de l’UDF révèle en effet un rapport assez particulier au militantisme catholique et, surtout, une identité régionale assez marquée chez ce parlementaire qui chanta des chants pyrénéens à l’Assemblée nationale…

Aussi, s’il fallait dégager une caractéristique commune à de telles actions, Johanna Siméant rappelle qu’il s’agit presque toujours de « situations bloquées ou avec très peu de portes de sortie » . Les personnes elles-mêmes ne sont pas forcément désespérées ­ certains sans-papiers étaient même heureux de sortir de l’ombre ­, mais les situations, elles, sont souvent proches du désespoir.

[^2]: Voir la Cause des sans-papiers, Presses de Sciences-Po, 1998, 504 p., 26 euros, et Crises extrêmes, avec Claudine Vidal et Marc Le Pape, La Découverte, « Recherches », 2006, 530 p., 28 euros.

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