Pierre Mendès France, mythe de la morale en politique

La publication d’une imposante biographie et la réédition d’un livre d’entretiens réalisés lors de son retrait de la vie politique permettent
de relire le parcours politique original de « PMF ».

Olivier Doubre  • 29 mars 2007 abonné·es

Lors de l’élection présidentielle de 1969, la candidature d’un « ticket à l’américaine », de Gaston Defferre et Pierre Mendès France, est originale ­ pour ne pas dire non conforme ­ dans l’esprit de la Ve République. Elle ne recueille que 5,1% des suffrages. Farouche opposant à l’élection du président de la République au suffrage universel au point qu’il refusait jusqu’ici catégoriquement d’y participer, la situation politique de la gauche après Mai 68 (sans figure pour la conduire) convainc finalement PMF de se lancer dans cette tentative de lecture différente des institutions voulues par le général de Gaulle. Cet échec cuisant ne fait alors que renforcer son hostilité de principe : « Le système, par son caractère simpliste et élémentaire, par la démagogie qu’il favorise […] *, tout cela ne peut aboutir qu’à un résultat dominé par le simplisme et la démagogie. »* La participation à l’élection présidentielle aux côtés de Gaston Defferre de cet homme connu pour sa fidélité à ses engagements fut alors raillée comme une entorse aux principes qu’il s’était fixés. Pourtant, son statut de référence intellectuelle et politique ne fut en rien diminué, aussi bien pour une partie de la gauche (celle qu’on nommera bientôt la « deuxième gauche ») que pour des personnalités centristes, voire de droite. Mieux, alors qu’il n’a aucune attache avec son gouvernement, la « nouvelle société » proposée par Chaban-Delmas, quelques mois plus tard, comporte des accents mendésistes certains. Quel homme était donc Pierre Mendès France ? Comment et pourquoi est-il devenu un véritable mythe de la politique française alors qu’il n’est resté que quelques mois au pouvoir ? Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?

Ce sont quelques-unes des questions qui ont guidé l’imposant travail mené par Éric Roussel. Déjà l’auteur d’un volumineux De Gaulle [^2], le biographe a eu accès à de nouvelles sources, notamment sur la première partie, moins connue, de la vie de Pierre Mendès France, lorsqu’en 1932, à 25 ans, il est le plus jeune député de France, en ayant conquis la circonscription plutôt conservatrice de Louviers (Eure). C’est le début d’une ascension fulgurante sous les IIIe* et IVe Républiques puisque, ministre cinq ans plus tard dans le second gouvernement Blum de Front populaire, il devient président du Conseil en 1954, à 47 ans. « Enfant prodige de la République » , comme l’écrit Éric Roussel, PMF avait d’ailleurs, à l’âge de 20 ans, prédit avec exactitude ces étapes d’une carrière qu’il voyait d’abord « comme une mission » . Aussi, dans un livre écrit à la fin de sa vie, Pierre Mendès France rappelle sa conception de l’homme politique, qui doit être avant tout un « mandataire » , et celle, « si exigeante » , de la démocratie : « Vivante quand les dirigeants assument totalement leurs responsabilités tout en se soumettant au contrôle populaire, […] la démocratie, c’est beaucoup plus que la pratique des élections et le gouvernement de la majorité. C’est un type de moeurs, de vertu, de scrupule, de sens civique, de respect de l’adversaire, c’est un code moral. » Si le fait d’avoir mis fin à la guerre d’Indochine contribua beaucoup à son prestige dans l’Hexagone et au-delà, c’est sans aucun doute le respect de tels principes dans sa pratique politique qui allait le consacrer comme « le seul homme d’État révélé par la IVe République » .

Sa droiture morale contraste en effet avec un personnel politique largement déconsidéré, souvent enclin aux arrangements ou aux brusques retournements de positions, à l’instar de Guy Mollet, qui, en 1956, à peine nommé président du Conseil, renie immédiatement la politique « pour la paix » sur laquelle il vient de faire campagne, à cause de cet épisode, devenu célèbre, des tomates lancées contre lui à Alger.

Cependant, Éric Roussel montre bien combien PMF peut aussi se révéler si obstiné que cela le conduit à être « parfois inexplicablement rebelle à l’évidence jusqu’à être son pire ennemi » . C’est le cas notamment pendant la guerre, où, avant de parvenir à rejoindre la France libre et de devenir un de ses aviateurs, il est jugé par le tribunal de Riom aux ordres du gouvernement de Vichy : « J’aurais pu m’évader plus tôt, en tout cas essayer. Mais non ! Je voulais que le procès ait lieu, je voulais crier publiquement mon innocence, faire la preuve. J’avais tort de prendre au sérieux cette procédure et plus encore ce tribunal »

Cette confidence a posteriori est issue des entretiens que Pierre Mendès France a donnés au cours de l’année 1973 au journaliste Jean Bothorel, alors qu’il vient de quitter la vie politique. Passionnants compléments de la biographie d’Éric Roussel, leur réédition fournit tout d’abord nombre de nuances et d’explications sur les principaux épisodes de sa carrière politique. Pierre Mendès France rapporte ainsi ses sentiments de jeune député ou ministre aux côtés de Léon Blum puis de Gaulle (à Alger dès 1943), qui tous deux l’ont profondément marqué. Mais ces « conversations » sont aussi l’occasion pour PMF de réflexions sur la démocratie, sur la construction européenne, sur sa conception du socialisme, ou sur la « crise de la représentation » qui apparaît déjà. Surtout, il analyse longuement, à l’heure de la fin des Trente Glorieuses, les questions économiques d’un monde en marche vers la mondialisation où, déjà, « il n’y a plus de frontières » , tout au moins pour les capitaux et les marchandises. Pendant sa formation, Pierre Mendès France s’était en effet orienté vers l’économie, ce qui était alors tout à fait novateur pour un homme politique. Il fut notamment l’un des premiers à lire Keynes (qu’il rencontra après 1945) et contribua à diffuser ses idées en France. Non marxiste mais partisan d’une véritable justice sociale et profondément progressiste, son regard sur toutes ces questions conserve une étonnante modernité. La gauche française en 2007 ne devrait pas l’oublier.

[^2]: Réédité aujourd’hui en poche chez Perrin, « Tempus », 2 tomes.

Idées
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