Le devoir de mémoire en question

Dans un livre important et courageux, Esther Benbassa plaide pour une identité juive qui ne se définirait plus par la souffrance et le seul soutien à Israël.

Denis Sieffert  et  Laura Alcalaï  • 12 avril 2007 abonné·es

Pour comprendre en profondeur certains comportements de la communauté juive, il faut lire le beau livre d’Esther Benbassa. C’est pourtant beaucoup plus qu’une publication de circonstance que nous propose l’historienne des Juifs de France. Elle remonte aux exégèses rabbiniques classiques des Écritures pour y déceler cette constante de l’ethos juif : la souffrance. Une souffrance qui, dans le judaïsme, et contrairement au christianisme, n’est jamais, ou presque jamais, punitive ou pénitentielle. Mais qui n’en est pas moins vécue comme une essence.

De la dispersion, avec la destruction du second Temple, à Isabelle-la-Catholique ; des pogroms dans la Russie tsariste à la Shoah, le livre d’Esther Benbassa met en évidence les métamorphoses de cette souffrance invoquée comme identité. Il nous interroge sur les occultations culturelles d’une histoire parfois flamboyante et sur la propension de la liturgie à ne retenir que la persécution et la tragédie.

Esther Benbassa montre au passage combien la culture peut être oublieuse de l’histoire, et combien la politique peut être sélective. Ainsi, ce paradoxe d’une mémoire qui relègue les victimes de la shoah derrière les héros du sionisme au moment où Israël se construit une mythologie. Plutôt Joseph Trumpeldor, tué par des Bédouins en 1920, que les morts d’Auschwitz. Au moment où la mémoire du génocide est la plus vive, elle est comme gommée de l’histoire juive, parce qu’inapte à nourrir la mythologie de force sur laquelle se fonde le jeune État. Preuve qu’il s’agit moins d’histoire que de la fabrication consciente ou inconsciente d’une culture au service d’une politique.

Ce n’est qu’à partir du procès Eischmann, en 1961, puis de la guerre des Six-jours, en 1967, qu’Israël devient ce pays qui commémore l’Holocauste. « Prenant appui sur la millénaire histoire de la souffrance juive , écrit Esther Benbassa, c’est l’Holocauste lui-même qui finit par se trouver érigé en une nouvelle religion civile, sans Dieu, se suffisant à elle-même avec ses rites, ses cérémonies, ses prêtres, ses lieux de pèlerinage, ses martyrs modernes, sa rhétorique et son commandement majeur : le devoir de mémoire. »

Ce dernier, associé à la sacralisation d’Israël ­ ce pays qui doit « rendre impossible […] la répétition de cet événement fondateur » ­, produit, selon Esther Benbassa, de l’identité juive, alors que le judaïsme (s’est) délesté de sa pratique et de sa substance ». Avec le devoir de mémoire et la défense d’Israël, on peut être « juif sans judaïsme », regrette l’auteur. Et l’on retrouve ici le conflit entre une culture devenue théologie et l’histoire. Ce qui faisait dire à l’historien Saül Friedlander que « le discours historien, plus qu’un autre, manque l’Holocauste » . Selon cette vision, la rédemption s’incarne dans Israël qui remplit la mission du messie.

Avec ce livre très important, Esther Benbassa jette un éclairage cru sur un certain nombre d’attitudes communautaires, recentrées exclusivement autour de la politique israélienne. Cela lui vaudra sans aucun doute d’être attaquée par ceux qui ont définitivement résolu de réduire le judaïsme à la défense d’une politique d’État. Et qui, loin de tirer de la shoah une leçon universelle contre toutes les discriminations et toutes les oppressions, en ont fait un instrument d’affirmation communautaire. Ceux-là auront tort. Car, en critiquant leur version pusillanime du judaïsme, Esther Benbassa libère les énergies pour la transmission d’un autre patrimoine culturel, plus proche de Spinoza. Son livre est avant tout un magnifique plaidoyer pour un judaïsme de l’avenir qui n’aurait plus ­ ou plus seulement ­ la « souffrance comme identité » et la politique israélienne comme instrument de rédemption.

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