Didier Lestrade, verte maturité

Écrivain, militant gay et fondateur d’Act Up, Didier Lestrade s’est retiré depuis quatre ans à la campagne. Il publie aujourd’hui son Journal, placé sous le signe de la (re)découverte de la nature et d’Henry D. Thoreau.

Olivier Doubre  • 24 mai 2007 abonné·es

À première vue, la célèbre phrase « Il faut cultiver son jardin » , prononcée de manière quasi obsessionnelle par Candide dans le roman de Voltaire, pourrait être la morale du dernier livre de Didier Lestrade. Tenu avec régularité à partir de 2002, lorsqu’il quitte Paris pour un joli village de Basse-Normandie, ce Journal de campagne débute en effet comme une déclaration d’amour au jardinage, à la solitude et à la contemplation. Or, bien peu de gens s’attendaient à voir un jour s’éloigner de la capitale ce journaliste branché, toujours au fait des dernières modes urbaines et autres tendances musicales qui, depuis vingt-cinq ans, nourrissent ses articles. Nombre de ses amis comprennent d’ailleurs difficilement cette volonté d’ « isolement » qui va guider sa « nouvelle existence »

Didier Lestrade a depuis toujours aimé créer. Sans jamais dissimuler qui il est, ni ce qu’il pense. Et ce qu’il entreprend est toujours intimement lié à son parcours personnel. À 22 ans, au début des années 1980, il lance, sans un sou, Magazine , l’une des toutes premières revues homosexuelles parisiennes. Ce trimestriel à l’illustration particulièrement soignée est vite remarqué et lui ouvrira par la suite les portes de Libération , où il sera le critique attitré d’un nouveau genre musical, très en vogue chez les gays mais encore largement inconnu du public : la house music . Jeune homosexuel monté à Paris, découvrant sa sexualité sans avoir à se cacher comme auparavant dans le sud-ouest de la France et fréquentant avidement la nuit parisienne, il tient alors son premier journal, qui, publié en 2002, se révèle être un précieux document sur la vie gay à Paris avant les ravages du sida [^2]. Mais, contaminé en 1986, Didier Lestrade est surtout connu pour son engagement contre le sida : il fonde en effet, trois ans plus tard, Act Up-Paris, première association de séropositifs s’exprimant à la première personne, qui, grâce à ses actions spectaculaires, contribue largement à améliorer la situation des malades dans l’Hexagone
[^3]. Dans une même logique d’affirmation identitaire, il parvient, en 1995, à recueillir les fonds nécessaires et à créer Têtu , magazine gay et lesbien à gros tirage, la France étant alors le seul pays industrialisé à ne pas avoir le sien.

Il est donc une figure respectée du milieu homosexuel parisien. Mais, en 2002, ayant quitté Act Up et étant redevenu un simple journaliste à Têtu , il reproche à ces deux structures de ne pas assez insister sur la prévention de l’épidémie de sida parmi les homosexuels. Car la reprise des contaminations dans cette population, auparavant exemplaire après des années d’hécatombe, lui semble d’abord le signe chez elle d’une époque fondée sur le déni, voire, pire, une certaine haine de soi. Surtout, c’est là, selon lui, la conséquence la plus grave d’une perte de repères, bien dans l’air du temps, et d’une culture individualiste, consumériste et superficielle, qui domine désormais chez les gays. Les prises de risques sont aujourd’hui décuplées, notamment grâce à la facilité de sites de rencontres sur Internet, où l’un des « leitmotivs » semble se réduire à un véritable « refus de réfléchir » … Dans The End , ouvrage paru en 2004 chez Denoël, il s’insurgeait avec violence contre cette évolution « mortifère » . Ce pamphlet paracheva donc sa « réputation de sage emmerdeur » dans une « communauté » dont il se sent de plus en plus éloigné…

Quitter la capitale relevait donc pour Didier Lestrade d’un défi, mais aussi, paradoxalement, d’une volonté de poursuivre autrement son activisme. Avouant d’emblée que « l’autarcie [l]e tentait » , son déménagement coïncide en effet avec la découverte des écrits d’Henry David Thoreau, dont l’ouvrage le plus connu est son Éloge de la désobéissance civile [^4]. Révolté par la guerre des États-Unis contre le Mexique au milieu du XIXe siècle, Thoreau fut en effet emprisonné pour avoir refusé de payer un impôt qui servait à financer ce conflit. Mais on sait moins que l’écrivain américain, ami de Walt Whitman, refusant certaines formes de progrès qu’il jugeait inutiles, raconta dans son livre Walden l’expérience, centrale dans sa vie, que fut une retraite de plusieurs années en pleine nature, construisant sa maison pour moins de trente dollars au milieu des bois, d’où il contemplait un superbe lac, et se nourrissant de ses propres légumes. Didier Lestrade prend donc, à son arrivée dans une nouvelle demeure en cours de réhabilitation, au coeur de la campagne normande, l’exemple de Thoreau pour développer une vision du monde mêlant décroissance, éloge de la lenteur, introspection personnelle et rapprochement avec la nature. Loin d’être totalement reclus sur lui-même, chaque chapitre de son Journal ­ où il traite de sujets aussi divers que le dérèglement climatique, la guerre au Liban durant l’été 2005, la sexualité, la langue anglaise ou l’influence d’Internet sur la vie quotidienne ­ se conclut ainsi par une évocation de la campagne aux alentours, des travaux qu’il engage sur son terrain ou de fines observations de la nature lorsqu’il s’adonne au jardinage. Reprenant à son compte un mot de l’ Abécédaire de Deleuze sur la vieillesse ­ « quand on devient vieux, on a une idée plus pure de ce que l’on est » ­, Didier Lestrade a écrit, avec le style toujours aussi imagé, décontracté et chaleureux qui caractérisait déjà ses précédents, un livre de la maturité. Loin de s’enfermer chez lui, sa retraite est au contraire une « ouverture » sur le monde.

[^2]: Kinsey 6, journal des années 80, Denoël, « Impacts ».

[^3]: Cf. son récit des dix premières années du groupe : Act Up, une histoire, Denoël, 2000.

[^4]: Récemment réédité par Le Passager clandestin, nouvelle maison d’édition engagée pour l’écologie.

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