La saveur des racines

Histoire de la cuisine arménienne par une petite-fille de rescapés
du génocide. Parfums, goûts, gestes et mots servent d’antidote
à l’angoisse de la disparition.

Jean-Claude Renard  • 10 mai 2007 abonné·es

Une collection qui tient bien aux fourneaux. Chez Actes Sud, Farouk Mardam-Bey dirige un intelligent «~Orient gourmand~». S’y côtoient la Cuisine des pharaons , le Traité du pois chiche , À la table du grand Turc … Des ouvrages savants, qui racontent une histoire culturelle adossée aux recettes (ou inversement). Aujourd’hui, sous la direction de Michel Parfenov, dans un pareil souci de rigueur, Nathalie Maryam Baravian signe une épique Cuisine arménienne . Déployée ici à la première personne (sans pour autant s’épargner d’universalité), en petite-fille de rescapés du génocide de 1915, imprégnée de parfums, de saveurs, de gestes et de mots. Héritage grand-maternel, lui-même arraché à l’antan, au jadis, à la mémoire. C’est là, forcément, une vieille histoire, qui remet loin, à Noé, en planteur de vigne sur les coteaux arméniens, un terroir que traverse la route des épices, ivre du brassage des aromates. Une histoire de géographie éclatée et colorée, où se juxtaposent, se mêlent les cultures turque, grecque et arménienne dans l’Empire ottoman, la proximité de la Russie, l’exil forcé vers les pays du Moyen-Orient (le Liban, la Syrie), où s’invite la foi chrétienne additionnant ses repas de fêtes (qui précisément perpétuent les traditions culinaires). De quoi réaliser une cuisine métissée.

Ainsi se bousculent les feuilles de vignes farcies, le yaourt (le madzoun), le cognac, le topig, préparation à base de pois chiches, les brioches, le kechkeg, à base de queue de boeuf et de blé, les mezzés (raki, basterma et beuregs), le chiche-kebab, le lapin farci, les coquillages, les raviolis, le riz au lait… S’invitent à table Jean Chardin, Alexandre Dumas, saint Grégoire, Pascuali Haroukian (qui ouvrit le premier débit de café à Marseille) ou encore Brillat-Savarin… Voilà rien de moins qu’un hymne aux racines, aux mondes disparus et à l’identité, en même temps qu’un regard sur une culture qui entretient depuis toujours avec la gastronomie une relation essentiellement dynamique (ainsi de la pizza arménienne servie aujourd’hui en Provence), voilà un voyage érudit et jubilatoire. Si la gastronomie est culture, elle est tout entière dans la cuisine arménienne. D’intégration en assimilation. Avec ses rites, ses coutumes, avec ses bagages culinaires, traduisant le cheminement d’un peuple. D’Arménie en Égypte, de Turquie en France, de Smyrne à Constantinople… Avec un pied de nez à l’histoire dans cette cuisine éternelle faisant fi d’un génocide.

Et s’il n’existe pas véritablement une cuisine, mais des cuisines arméniennes, elles possèdent un trait de caractère commun : la maternalité. Cette maternalité qui transmet (oralement, physiquement), garante des traditions, du savoir-faire, active et réactive les sens, faisant voltiger phrases et sentences, les possibles de l’intuition, et agissant comme un antidote à l’angoisse de la disparition. «~Quand on a perdu le territoire, la cuisine est le lieu où se transmet le mieux l’héritage sensoriel, l’apprentissage du goût. […] La cuisine est beaucoup plus que la nourriture~» , comme en écho à la fameuse référence d’Alain Chapel : «~La cuisine, c’est beaucoup plus que des recettes.~» Il y a pires références.

Culture
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