Question sociale, question spatiale

La sociologue Sylvie Tissot étudie la genèse des politiques de la Ville et montre comment, avec la notion de « quartier sensible », on a dépolitisé les problèmes des banlieues et stigmatisé les classes populaires.

Olivier Doubre  • 3 mai 2007 abonné·es

En octobre 1990, un jeune de Vaux-en-Velin se tue devant un barrage de police dans un accident de moto. La colère des jeunes se transforme en émeute : affrontements avec la police, incendie et pillages au centre commercial. Rapidement, les commentaires n’évoquent plus l’événement qui a déclenché cette violence mais le « problème des banlieues » et des « quartiers sensibles » . La plupart des journaux soulignent en outre le « paradoxe » entre ces actes et l’inauguration, quelques jours plus tôt, d’un mur d’escalade, signe de la « réhabilitation » du quartier.

À la différence des « rodéos » des Minguettes durant l’été 1981, les violences de Vaux-en-Velin sont ainsi, pour la première fois, décrites comme révélatrices d’un problème social nouveau. Les regards se déplacent donc des individus aux territoires, occultant les mauvaises relations entre les jeunes issus de l’immigration et la police, mais vont de fait contribuer à recadrer l’action de l’État vers des questions de « lien social » et non plus d’inégalités ou de redistribution. En effet, le gouvernement Rocard est en train de lancer sa « politique de la Ville » vers plusieurs centaines de « quartiers » . Celle-ci devient l’objet non plus de la Délégation interministérielle à la Ville mais d’un ministère à part entière, confié à Michel Delebarre.

C’est la mise en oeuvre de cette politique, construite sur une nouvelle catégorie de l’action publique, les quartiers, qu’a étudiée la sociologue Sylvie Tissot. Enseignante à l’université de Strasbourg, elle a choisi d’observer tant la genèse de la politique de la Ville et les débats qu’elle a suscités chez les parlementaires et dans la presse, que les réseaux qui ont contribué à la développer à partir des années 1980. Elle a aussi enquêté sur ses effets concrets.

L’ouvrage, entre histoire et sociologie, décrit le processus de création d’un « consensus » , à l’aide d’un vocabulaire commun à tous les acteurs, qui à la fois « engage un diagnostic et cadre l’action publique » . Celle-ci repose sur l’idée du « lien social » à favoriser dans ces quartiers, à défaut de pouvoir proposer des réponses concrètes aux problèmes du chômage et des inégalités. La construction de la catégorie « quartier sensible » résulte donc d’un « changement de perception des problèmes sociaux » : la généralisation du paradigme de « l’exclusion » conduit alors à privilégier une politique centrée sur le « traitement local et individuel du « délitement du lien social » » . Cette « redéfinition symbolique des priorités de l’action publique » correspond en outre au « rétrécissement de l’État social » , intervenu depuis les années 1980.

La sociologue s’est aussi penchée sur les personnalités qui ont mis en oeuvre cette politique. Alors que, dans les années 1970, les premières mesures en direction des quartiers défavorisés sont liées aux ministères de l’Équipement ou des Affaires sociales, la gauche au pouvoir met en place en 1982 une Commission nationale de développement social des quartiers (CNDSQ), puis la Délégation interministérielle à la ville (DIV) à partir de 1988. Ces deux administrations subissent une forte concurrence de la part des directions centrales de certains grands ministères, elles-mêmes affectées dans leurs pratiques par la décentralisation. Or, la CNDSQ puis la DIV occupent au départ une position marginale au sein des services de l’État, ce qui les pousse à rechercher des soutiens à l’extérieur, en particulier auprès des intellectuels. L’auteure montre ainsi la formation de véritables réseaux entre ces derniers et les acteurs de cette politique, soulignant en particulier le rôle fondamental de la revue Esprit , engagée dans un « renouvellement de la recherche urbaine » en lien avec la DIV. Ainsi, de nombreux collaborateurs de la revue fondée par Emmanuel Mounier prennent part à des Entretiens de la ville qui se veulent un véritable laboratoire de « solutions ». En particulier, les thèses d’Alain Touraine et, surtout, celles de François Dubet (qui publie à cette époque la Galère , sur les jeunes des quartiers visés) fournissent les références à une « grille d’analyse sur les « banlieues » » reprise par les agents de la politique de la Ville.

Sylvie Tissot rappelle combien ces travaux ont promu « l’idée d’un passage d’une société industrielle à une société caractérisée par l’effacement des conflits de classes » et « l’affirmation que la question sociale se traduit désormais spatialement » . Cet apport conceptuel a facilité une « dépolitisation et la déshistoricisation de la « question sociale » portées par la réforme des quartiers » , accroissant encore la « disqualification du conflit » et induisant une « stigmatisation des classes populaires » . Avec la construction de la catégorie « quartiers sensibles », la politique de la Ville en a donc proposé une « certaine interprétation » , permettant ensuite, avec le retour de la droite au pouvoir, une approche sécuritaire.

Idées
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