Travailler plus… pour se faire avoir

Mesure phare du programme de Nicolas Sarkozy, la défiscalisation des « heures sup » devrait être instaurée rapidement. Une façon de « gagner plus » tout en créant des emplois ? Rien n’est moins sûr, expliquent les syndicats.

Jean-Baptiste Quiot  • 24 mai 2007 abonné·es
Travailler plus… pour se faire avoir

Les heures supplémentaires ? « Un puissant outil de libéralisation du marché du travail », s’exclame Stéphane Fustec, représentant de la CGT dans le groupe Accor et secrétaire adjoint de la fédération du commerce . Le syndicaliste fustige l’une des mesures prioritaires du collectif budgétaire que le nouveau gouvernement a pour ambition de faire adopter dès juillet. François Fillon, nouveau chef du gouvernement, s’est fixé cette priorité de la « réhabilitation du travail, avec, immédiatement, la libération des heures supplémentaires » . L’objectif est de mettre en pratique le simpliste slogan de campagne de Nicolas Sarkozy : « Travailler plus pour gagner plus » . Comment rendre possible « l’utopie » sarkozyste ? Facile. En exonérant de charges sociales les employeurs qui proposent des heures supplémentaires, et d’impôt sur le revenu les salariés qui « veulent » ces heures.

Illustration - Travailler plus… pour se faire avoir


Souvent, les heures supplémentaires ne sont ni déclarées ni majorées.
FRANCOIS NASCIMBENI/AFP

« De fait, il y a un partage féroce entre « surtravail » pour 10 millions de Français, « sous-travail » pour quatre millions, travail précaire pour 1,5 million et « sans-travail » pour 4,5 millions de nos concitoyens » , affirme Gérard Filoche, militant socialiste et inspecteur du travail. Alors travailler plus, peut-être, mais ça dépend pour qui. Car, en plus d’aggraver l’inégalité entre ceux qui ont un travail et ceux qui n’en ont pas (voir encadré), la mesure va également « creuser l’écart entre deux types de salariés : ceux qui travaillent au-delà des 35 heures légales et ceux qui subissent un temps partiel imposé et voudraient bien travailler plus pour gagner plus » , estime Nicole Lardeux, secrétaire générale adjointe de CFDT-Services. « Moi, j’ai travaillé pendant vingt ans chez Carrefour, à temps partiel imposé, et chaque heure supplémentaire était payée comme une heure de travail ordinaire » , raconte-t-elle. Dans la grande distribution, il y a donc bien du travail en plus à donner, « mais, comme les entreprises sont déjà particulièrement bien aidées par l’État sur les bas salaires et les emplois peu qualifiés, les employeurs préfèrent multiplier le nombre de personnes à temps partiel imposé que d’embaucher à temps complet ». Ces aides à l’emploi peu qualifié ont vu le jour entre 1993 et 1997 avec les allégements de cotisations sociales, dits de « ristourne bas salaire » (RBS). En 1998, cette baisse du coût du travail a été utilisée pour inciter les entreprises à passer aux 35 heures. En 2003, François Fillon, alors ministre du Travail, a intensifié ces aides, en particulier dans le secteur de la restauration.

« Nous, on le connaît, le coup des heures supplémentaires ! C’est déjà mis en oeuvre dans la restauration. Le gouvernement a détaxé les heures sup avec une convention collective qui autorise 360 heures supplémentaires par an, sans majoration de salaire. La baisse de la TVA n’ayant pas été validée faute d’accord au sein de l’Union européenne, les restaurateurs ont obtenu, en contrepartie, des allégements de cotisations sociales de 160 euros par mois et par salarié. Dans le secteur HCR [hôtellerie, cafés, restauration] , ce sont 4 milliards d’euros qui ont été distribués depuis 2004, et ça n’a créé que 17 000 emplois. La réforme Sarkozy, c’est la généralisation de ce système », explique Stéphane Fustec, qui ajoute que ces aides aux patrons ont aggravé la flexibilité, « notamment avec la prolifération des contrats d’extra, des CDD à très courte durée que l’on peut renouveler chaque jour » .

Mais la réforme ne s’adresse qu’à « ceux qui veulent travailler plus » , assure le gouvernement. « Ineptie ! rétorque Gérard Filoche, c’est une ignorance totale du principe fondamental du droit du travail. Le contrat de travail se caractérise par un « lien de subordination ». Il n’y a donc pas de liberté dans l’exécution d’un contrat. Refuser une heure supplémentaire est même une faute qui peut donner lieu à un licenciement. » C’est d’ailleurs une manière de se débarrasser du personnel indésirable (voir témoignage ci-contre). « Souvent, on fait craquer les gens en les surchargeant de boulot. On les pousse ainsi à la faute ou à la démission » , raconte Stéphane Fustec. Et travailler plus, mais dans quelles conditions ? Salariée d’Eurodisney et déléguée syndicale CFDT, Djamila Ouas explique que « les heures supplémentaires sont calculées en fonction des besoins par métier et non des personnes. Mais, quand on passe deux ou quatre heures dans les transports pour se rendre au parc ou qu’on rencontre des difficultés pour gérer la garde de ses enfants, on ne veut pas de travail en plus. Cette mesure va renforcer la flexibilité. C’est pousser les salariés à aller jusqu’au bout de leurs limites et leur imposer des heures en plus sans tenir compte de leur qualité de vie » . Djamila Ouas soulève un autre problème, celui de la polyvalence des métiers : « On voudrait que les salariés soient flexibles au point de pratiquer plusieurs métiers. Avec les heures supplémentaires, on va forcer un salarié à faire en plus un autre métier que le sien plutôt que d’embaucher une personne dont c’est la qualification. »

Est-il possible de gagner plus avec des heures sup ? Pendant la campagne présidentielle, Nicolas Sarkozy a proposé que ces heures soient défiscalisées et payées 25 % en plus. Mais, si la majorité des emplois, malgré la réforme des 35 heures, ont été maintenus à 39 heures, celles-ci « ne sont payées que 39 h 24, soit une majoration de 10 %. Et même quand les salariés font 40 ou 43 heures, il existe déjà une minuscule majoration de 25 % », rappelle Gérard Filoche. « Avec la nouvelle convention collective dans la restauration, les heures supplémentaires ne sont majorées que de 10 %, répond Stéphane Fustec, qui ajoute avec ironie : « Et c’est un exploit quand elles sont payées ! Car, la plupart du temps, on n’en voit jamais la couleur. Alors 25 % de zéro, je vous laisse deviner combien ça fait à la fin du mois. » Signalée par les inspecteurs du travail, la réalité est que les heures sup ne sont souvent pas déclarées ni majorées. Elles constituent une bonne partie du travail au noir en France. En témoignent les nombreux recours aux prud’hommes qui, quand ils ont lieu, signifient que les salariés ne retrouveront pas leur emploi. Récemment, le tribunal correctionnel du Havre condamnait à des amendes allant de 2 000 à 192 000 euros les dirigeants du groupe Protection service (protection de centres commerciaux), reconnus coupables de « travail dissimulé » pour avoir institué un système de paiement d’heures supplémentaires en notes de frais. Selon les enquêteurs, le système mis en place permettait à cette entreprise d’échapper aux cotisations sociales et de bénéficier d’allégements de charges au titre des lois Aubry. L’Urssaf a chiffré à 30 millions d’euros le préjudice.

Ce ne sont donc pas ceux qui veulent « travailler plus » qui gagnent forcément plus. Et c’est peut-être ce qui réjouit les chefs d’entreprise qui approuvent la mesure phare du nouveau gouvernement. Certes, Laurence Parisot, présidente du Medef, qualifie cette mesure de « rustine, alors qu’il faudrait changer la roue » , mais des patrons comme Michel-Édouard Leclerc y voient un « effet Sarkozy » digne d’une « révolution culturelle qui consiste à sortir d’une idéologie du partage du travail et d’une culpabilisation de l’enrichissement personnel » . Il y a pourtant de quoi s’interroger sur des profits qui ont gagné dix points en vingt ans, au détriment des salaires. L’enthousiasme de Leclerc a au moins le mérite de lever le voile sur l’arnaque : les heures sup… ou comment gagner plus grâce à ceux qui travaillent plus.

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