Manipulations en tout genre

L’apparition du groupe islamiste Fatah Al-Islam comme la création par l’ONU d’une juridiction internationale pour juger un assassinat politique s’inscrivent parfaitement dans la stratégie politique américaine.

Denis Sieffert  • 7 juin 2007 abonné·es

Les combats se poursuivaient dimanche et lundi autour du camp palestinien de Nahr Al-Bared, au nord du Liban, entre l’armée libanaise et les miliciens du mystérieux groupe Fatah Al-Islam. Ce groupe, surgi de nulle part vers la fin de l’année 2006, dispose d’un armement lourd qui lui a permis d’infliger des pertes importantes à l’armée libanaise. Son nom vise manifestement à impliquer la résistance palestinienne. Le gouvernement israélien ne se prive d’ailleurs pas d’exploiter cette veine contre toute évidence, en suggérant que ce mouvement serait lié au Hamas [^2]. En vérité, il est avéré qu’il est surtout composé de salafistes venus d’Arabie Saoudite et de Jordanie.

Illustration - Manipulations en tout genre


Une manifestante libanaise brandit une pancarte réclamant justice après l’assassinat de Rafic Hariri. HAIDAR/AFP

De nombreux reportages font état de l’étonnement de la population de réfugiés palestiniens du camp de Nahr Al-Bared face à ces intrus peu enclins à se lier aux habitants. Bref, ce mouvement est un produit d’importation qui a toutes les caractéristiques d’un groupe manipulé. Comment, dans ces conditions, ne pas faire le rapprochement, comme nous l’avons nous-mêmes fait la semaine dernière (voir Politis n° 954), avec le long article paru le 5 mars sous la signature du journaliste américain Seymour Hersh dans le magazine The New Yorker . Celui-ci, qui a outre-Atlantique la réputation d’un enquêteur sérieux très bien informé dans les hautes sphères de l’administration américaine, faisait état de l’aide apportée par les États-Unis au groupe Fatah Al-Islam deux mois avant qu’il ne fasse parler de lui. Il inscrivait cette manipulation dans le cadre d’un retournement stratégique contre l’arc chiite. La toile de fond étant la perspective d’un affrontement avec l’Iran, et la volonté de contraindre l’armée libanaise à en découdre avec le mouvement chiite libanais, Hezbollah.

Il faut d’ailleurs s’étonner que la presse française n’ait absolument pas repris l’information de Seymour Hersh, fût-ce sous forme d’hypothèse, alors qu’elle est au coeur de nombreux débats aux États-Unis. Ici, l’opinion n’a eu à connaître qu’une seule « vérité » : le Fatah Al-Islam serait manipulé par la Syrie. Étrangement, cette thèse a peu à peu disparu de nos journaux, à mesure que les réfugiés révélaient l’origine plutôt saoudienne et jordanienne des militants salafistes. L’idée étant que la Syrie aurait cherché à déstabiliser le Liban à la veille de l’adoption par le Conseil de sécurité de l’ONU d’une résolution portant création d’un tribunal international pour juger les assassins de l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri, le 14 février 2005, à Beyrouth
[^3]. Nul ne peut jamais écarter la « piste » syrienne quand un crime politique se commet au Liban. Mais on peut cependant s’étonner de l’acharnement avec lequel les grandes puissances ont désigné la Syrie en excluant toute autre piste.

Or, comme l’a montré le journaliste de RFI Richard Labévière dans un livre-enquête remarquablement étayé [^4], d’autres pistes existent. Notamment une piste mafieuse. Labévière montre que le début de l’enquête fut un festival de ratages et de faux témoins sollicités, parfois par la force, pour accabler le régime de Damas. L’enquête du premier magistrat commis dans cette affaire, le juge Mehlis, s’est brusquement achevée sur un réquisitoire reposant sur deux témoignages qui se sont révélés plus que fragiles. Son successeur, le juge Serge Brammertz, nommé à la tête de la commission internationale d’enquête, le 11 janvier 2006, avait décidé de reprendre le travail d’investigation à zéro. Au contraire de son prédécesseur, il s’était rapproché de Damas, et avait dit avoir obtenu la collaboration du régime syrien. Travaillant dans la discrétion, il avait souhaité pouvoir avancer dans son enquête et remettre des conclusions avant que l’ONU ne constitue un « tribunal international ». Il n’a pas été suivi.

Comme nous l’explique ci-contre Mikaïl Barah, le tribunal est donc aujourd’hui un cadre vide, une juridiction constituée pour juger des assassins qui n’ont pas été identifiés. Pourquoi cet empressement ? Le cadre est vide, mais pas neutre. La création d’un tribunal international pour juger un assassinat politique est une grande première. Cette incongruité juridique est soulignée dans une récente tribune publiée par l’ancien ministre libanais Georges Corm dans la Vanguardia . Imagine-t-on, écrit-il, une telle juridiction pour juger les assassins du Suédois Olof Palme ou de l’Italien Aldo Moro ? Ces institutions juridiques n’ont servi jusqu’ici qu’à juger les auteurs de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité, ou de génocides. L’adoption d’un tel processus contenu dans la résolution 1757 de l’ONU, adoptée ce 30 mai, suggère au moins tacitement que l’assassin serait un « État ». Ce qui n’est pas sans poser problème alors que l’enquête ne dit rien de tel et qu’on s’est surtout préoccupé de la court-circuiter. Quelles que soient l’horreur du crime, et la personnalité de sa principale victime (vingt et une autres personnes ont péri dans l’explosion), l’assassinat de Rafic Hariri est un crime de droit commun, qui relève comme tel des tribunaux libanais. L’Association américaine de juristes (AAJ), dont nous publions par ailleurs un rapport sur la guerre israélo-libanaise de l’été dernier, observe à juste titre qu’ « en aucun cas, un fait qui s’est produit il y a plus de deux ans ne peut constituer une menace pour la paix et la sécurité internationales » . Or c’est la vocation de l’ONU d’assurer la « paix et la sécurité internationale ». De là à imaginer que les instances onusiennes seraient elles aussi manipulées, et détournées de leur mission, pour exacerber les tensions dans un sens qui correspond peu ou prou au programme américain de lutte contre « l’axe du mal », il n’y a évidemment qu’un pas. Dans cette affaire, la France (de Chirac et de Villepin) a joué un rôle d’auxiliaire de Bush.

Comme on le voit, les événements qui se déroulent actuellement au Liban mériteraient au minimum une information pluraliste qui ne préjuge pas toujours et uniquement de la responsabilité syrienne. À ceux qui ne croient que les apparences et les vérités simples, soulignons l’ironie de l’histoire. Tandis que la presse française fait silence sur l’article de Seymour Hersh, une autre affaire, vieille de trente et un ans, refait surface. Selon une source proche des services de renseignements britanniques, le détournement par un groupuscule palestinien d’un Airbus d’Air France sur Entebbé, en 1976, aurait été conçu par les services secrets israéliens. Le but étant alors de faire échouer un rapprochement entre l’OLP et la France. Que découvrirons-nous dans trente ans sur les événements actuels ?

[^2]: On ne s’est d’ailleurs pas privé, dimanche, au cours de flashs d’information sur France Inter, de parler des « extrémistes palestiniens ».

[^3]: Le Conseil de sécurité a adopté le 30 mai la résolution 1757 qui créé un « tribunal à caractère international » pour juger les responsables de l’assassinat de l’ancien premier ministre Rafic Hariri, et des attentats qui ont eu lieu au Liban depuis octobre 2004. La France est à l’initiative de ce texte avec les États-Unis et le Royaume-Uni.

[^4]: Le Grand Retournement, Richard Labévière, Le Seuil, 360 p., 20 euros.

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