Un vulgaire traité

Denis Sieffert  • 28 juin 2007 abonné·es

Après tout, ce n’est qu’un traité ! S’il fallait ne trouver qu’une vertu, une seule, au Conseil européen de Bruxelles qui s’est achevé samedi par un accord parsemé d’exceptions, de dérogations et d’accommodements en tout genre, ce serait celle-ci. Nos chefs d’États et de gouvernements ont renoncé, au moins pour quelques années, à nous faire avaler une constitution. Ils n’ont pas suivi Valéry Giscard d’Estaing et quelques autres, qui, au lendemain de la victoire du « non » au référendum de mai 2005, promettaient aux peuples indociles ­ en l’occurrence, français et néerlandais ­ de les faire voter autant de fois qu’il faudrait, jusqu’à ce que « oui » s’ensuive. Sommes-nous trop formalistes ? Peut-être, mais nous préférons lire ce qui nous déplaît dans un vulgaire traité comme l’Europe en a déjà produit un certain nombre que dans une constitution dotée des propriétés de la loi fondamentale : inaltérable, inamendable et pour ainsi dire sacrée. Bien entendu, l’Europe n’est pas moins libérale depuis qu’une majorité de Français et de Néerlandais se sont prononcés contre la « Constitution ». Bien entendu, les traités de Maastricht et de Nice continuent de s’appliquer. Mais avec ces textes, et celui qui vient d’être adopté à Bruxelles, le libéralisme continue d’appartenir au champ politique, c’est-à-dire à tout ce qui doit pouvoir ­ théoriquement ­ faire débat et même conflit dans une société démocratique. Il n’est pas irréversible.

Pour le reste, la « philosophie » européenne n’a pas changé. Ce n’est d’ailleurs pas dans le traité de Bruxelles qu’il faut la chercher, c’est dans les projets de Nicolas Sarkozy, à l’université ou ailleurs. C’est dans la transformation programmée des facs en entreprises, libres d’embaucher à leurs conditions et de chercher les concours financiers où elles voudront, et propriétaires, si elles le veulent, de leurs immeubles. À ce rythme-là, on pourra bientôt célébrer 1968 par l’entrée en Bourse de la fac de Nanterre… La « philosophie » européenne, elle est aussi dans cette ouverture du marché de l’énergie à toutes les concurrences, encouragée et organisée par l’Union européenne (voir pages suivantes). Elle est dans l’offensive contre le droit de grève ­ avant de lancer quelques assauts que le nouveau gouvernement voudrait décisifs, il n’est pas inutile de chercher à désarmer la résistance… Et c’est en cela que Nicolas Sarkozy a été habile à Bruxelles. Pendant qu’il mène sa grande offensive sur le front intérieur, il fait mine de donner des gages à l’adversaire dans le chipotage bruxellois. C’est lui qui a expressément demandé que l’on retranche du texte la fameuse concurrence « libre et non faussée » qui cristallisa le refus des antilibéraux. C’est lui qui, avec son collègue néerlandais, a fait ajouter un « protocole sur les services publics », condamné évidemment à être sans l’ombre d’un effet. Son mini-traité, dont il n’a pas tout à fait tort de revendiquer la paternité, n’a pas conservé non plus la partie III de la Constitution, qui, on s’en souvient, prétendait fixer pour toujours les politiques économiques.

Reste donc une mécanique institutionnelle. Une présidence de l’Union pendant deux ans et demi et non plus six mois. Un Haut Représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Ce qui est bien beau, mais ne fera toujours pas parler l’Europe d’une seule voix alors qu’elle est divisée sur tous les grands dossiers internationaux. Quant à la règle de la double majorité, qui permettrait de prendre certaines décisions non plus à l’unanimité (système évidemment paralysant) mais dès lors que 55 % des États, représentant 65 % de la population européenne, seraient d’accord, elle subsiste. Mais elle ne s’appliquera pas avant 2014, voir 2017 pour les pays récalcitrants. Ce sont ces dispositions qui faisaient peur aux Britanniques et, surtout, aux Dupont et Dupond polonais, les jumeaux ultralibéraux Kaczynski et Kaczynski… Avec leur « plan B », Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, principaux artisans de ce bricolage, ont fait plaisir un peu à tout le monde. Et ils vont pouvoir discrètement contourner les opinions. Foin donc des référendums ! Ils n’ont évidemment pas tranché le débat entre le « politique » et le marché ; entre un pouvoir européen renforcé et la zone de libre-échange. C’est hélas dans les conditions actuelles un faux débat puisque les « politiques » sont pour la plupart des libéraux et qu’ils n’usent pas des pouvoirs européens pour résister à la mondialisation libérale, mais pour contraindre les peuples. L’Europe, on voudrait tant pouvoir l’aimer ! Mais comment ne pas voir que cette Europe-là ne sert depuis cinquante ans qu’à justifier les privatisations, la remise en cause des services publics et l’abaissement des niveaux sociaux ? Et en dépit d’habiles prudences politiciennes, le traité de Bruxelles s’inscrit bien dans la tradition.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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