Chávez, vu de gauche

Dans un ouvrage qui traite du « défi des gauches sud-américaines », Marc Saint-Upéry passe au crible le bilan de la « révolution bolivarienne » au Venezuela. L’occasion de revenir sur des débats récents.

Denis Sieffert  • 19 juillet 2007 abonné·es

Ce n’est pas toujours facile d’y voir clair dans la politique de Chávez, et pas davantage dans son personnage. Le président vénézuélien est régulièrement au centre de controverses qui témoignent tout à la fois de ses approximations idéologiques et de notre ethnocentrisme occidental, qui ne tolère que les figures classiques de notre vie politique et les références idoines. On se souvient qu’en décembre 2005 il avait été scandaleusement la cible d’un procès en antisémitisme parce qu’il avait dénoncé les « descendants de ceux qui crucifièrent le Christ [et de ceux] qui crucifièrent aussi à leur manière Bolivar… ». L’assimilation du Christ à Bolivar et le contexte d’un discours consacré aux inégalités planétaires ne laissaient pourtant aucun doute sur le sens véritable de ce propos. Qu’importe, la polémique a été vivement menée, surtout dans la presse française. Dernièrement, un écho critique ( Politis n° 955) sur la non-reconduction d’une concession accordée voici vingt ans à une chaîne de télévision d’opposition, la RCTV(Radio Caracas Televisiòn de Venezuela), nous a valu un abondant courrier. Tropisme de journalistes, mais aussi d’ONG vouées à la défense des libertés ? En tout cas, nous n’aimons guère les fermetures de journaux et de télévisions ou de radios. La liberté de la presse demeure une des buttes-témoins d’une société démocratique. Et nous sommes à cet égard plutôt voltairiens : nous nous battons volontiers pour que nos ennemis puissent s’exprimer même si nous combattons ce qu’ils disent. Mais il est vrai aussi que ces beaux principes peuvent se fracasser sur la réalité lorsqu’une chaîne de télévision, directement inspirée par Washington, appelle violemment à enfreindre les règles de la démocratie et mobilise en faveur des putschistes, comme ce fut le cas au Venezuela en 2002.

À peine un incendie est-il éteint qu’un autre couve. Ainsi, jeudi, un prélat vénézuélien a-t-il accusé Chávez de mener son pays « vers une dictature marxiste-léniniste, sur le modèle de Cuba » . Il est vrai que Chávez, avec ce vocabulaire qui fait aussi son charme, venait d’accuser l’évêque Baltazar Porras de « cacher le diable sous sa soutane ». Ironie du sort, l’évêque a proféré ces accusations en marge de l’assemblée générale du conseil épiscopal latino-américain qui se tenait… à Cuba.

Ceux qui ont lu le remarquable ouvrage de Marc Saint-Upéry le Rêve de Bolivar [^2], notamment le long chapitre qui est consacré à Chávez, ne pourront certainement pas suivre Baltazar Porras dans ses fantasmes anticommunistes. Saint-Upéry brosse le portrait d’un autocrate, à l’héritage politique hétéroclite, mais sûrement pas « marxiste-léniniste ». Pour éviter les jugements à l’emporte-pièce qui transposent trop hâtivement notre grille de lecture sur une réalité dont nous sous-estimons la violence, il faut sans aucun doute lire ce livre. Il faut le lire aussi pour ne pas céder, une nouvelle fois dans l’histoire, à la tentation de l’inconditionnalité et de l’homme providentiel. Nourri d’abord par sa propre connaissance de la région ­ il vit en Amérique latine depuis dix ans ­, soutenu par de nombreux interlocuteurs, universitaires, syndicalistes, Saint-Upéry nous propose en quelque sorte une critique de gauche du chavisme. Tout est passé au crible : la réforme agraire, le combat contre la pauvreté, les politiques d’éducation et de santé.

On en conclut que tout le monde ment (et Chávez peut-être moins que ses adversaires), que les chiffres sont pipés de part et d’autre. Que le bilan n’est pas celui que Chávez revendique, mais qu’il est loin d’être négatif. Saint-Upéry n’en a que plus de mérite de nous frayer un chemin dans cette guerre d’intoxication. Il dresse aussi un bilan, cette fois très mitigé de la fameuse démocratie participative, à la fois souvent gonflée par une habile communication et détournée de son but initial. Mais, au fond, la principale critique qui ressort de tous ces témoignages et études, c’est que le chavisme ne change pas profondément les structures d’un pays qui est dépendant plus que jamais de la rente pétrolière. Si une partie de cette rente est réinjectée dans l’aide aux pauvres, la machine à produire de la pauvreté, elle, n’est pas attaquée. La question de la démocratie et de la liberté de la presse n’est pas non plus éludée dans ce livre profondément honnête. Malgré une inquiétante « idéologisation » du système éducatif, auquel on veut inculquer « les valeurs de la révolution », le Venezuela est loin d’être une dictature, et pas davantage un « régime fasciste », contrairement aux affirmations récentes du directeur de la fameuse RCTV. La censure a plutôt été jusqu’ici de l’autre côté. Même la loi de décembre 2004, dite « loi bâillon », qui créait un délit d’insulte au chef de l’État, n’est pas appliquée, nous dit Saint-Upéry. Notre conclusion, c’est qu’en dépit de ses excès, et d’un discours idéologique incertain, Chávez doit évidemment être soutenu [^3]
. Moins peut-être pour ce que sa politique est réellement qu’en raison de ce que sont et veulent ses adversaires de droite. Mais le soutien n’exclut ni la vigilance ni la critique.

[^2]: Le Rêve de Bolivar, Le défi des gauches sud-américaines, Marc Saint-Upéry, La Découverte, 330 p., 22 euros.

[^3]: On se reportera aussi au dossier coordonné par Patrick Piro, « Qui est vraiment Chavez ? », Politis n° 880.

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