De Prague à Mexico

L’année 1968 est aussi marquée par le Printemps de Prague en Tchécoslovaquie, l’intensification de la guerre au Vietnam et la répression de manifestations étudiantes dans la capitale mexicaine.

Denis Sieffert  • 26 juillet 2007 abonné·es

Cette année-là avait commencé un 5 janvier. Comme souvent, c’est l’histoire qui, plus tard, nous le dira. Car ce serait mentir de prétendre que l’élection d’un certain Alexandre Dubcek au rang de Premier secrétaire du parti communiste tchécoslovaque avait bouleversé les consciences occidentales en ces premiers jours de 1968. Seuls les spécialistes, et les apparatchiks eux-mêmes, décelaient sous ce visage lisse et éternellement souriant l’homme qui allait dynamiter le système.

On s’attarda d’autant moins sur Prague qu’à partir du 31 janvier une autre région du monde allait de nouveau capter nos regards. Avec l’offensive du Têt, le Nouvel An vietnamien, le Vietcong répondait à des mois d’incessants bombardements américains. Brûlé, détruit, napalmisé, ce peuple bougeait encore. Ainsi, dès les premiers jours de l’année, les deux grands pôles qui allaient inspirer la plupart des mobilisations du monde étaient fixés. Avec la suppression de la censure, le 27 janvier, Dubcek lançait un message qui lui valait la sympathie immédiate de son peuple, et singulièrement de la jeunesse tchécoslovaque. Un espoir mêlé de crainte venait donc de l’Est européen. Pendant que du Vietnam nous parvenaient quotidiennement les images d’une barbarie de haute technologie.

Le 16 mars, un commando américain brûle le village de Song My et massacre femmes, vieillards et enfants à l’arme automatique. En Europe comme aux États-Unis, les manifestations se multiplient. Indirectement, le Vietnam jouera un rôle important dans les événements de Paris.

Mais c’est sur le campus californien de l’université de Berkeley que commence la contestation. La jeunesse de San Francisco manifeste dans les rues mais aussi par de grands rassemblements qui marquent l’émergence d’une contre-culture, le mouvement hippie.

Dans une étrange dialectique, les États-Unis nous offrent deux images d’eux-mêmes, outrées, de Song My à Haight-Hashbury Street. Outre-Atlantique, 1968 est aussi l’année de deux assassinats symboliques des violents antagonismes qui travaillent la société américaine. Le 4 avril, le pasteur Martin Luther King, l’homme des droits civiques, est abattu à Memphis (Tennessee) par le Ku Klux Klan. Et le 5 juin, à Los Angeles, en pleine campagne présidentielle, c’est Robert Kennedy, l’homme qui avait défié la mafia ­que sa famille avait si étroitement côtoyée­, qui tombe sous les balles d’un « déséquilibré ».

Mais c’est le Vietnam et, à un degré moindre, ce que nous avons appelé « le Printemps de Prague » qui ont mondialisé les consciences, diffusé les mêmes indignations et les mêmes espérances, d’est en ouest et du nord au sud. Même si d’autres conflits moins « centraux » ont aussi mobilisé les esprits. C’est le cas notamment de la guerre civile au Nigeria. Le général-président Gowon use contre les sécessionnistes Ibos du Biafra d’une arme terrible qui révulse les consciences~: la faim. Les images d’enfants squelettiques nous parviennent chaque soir… à l’heure du dîner. Le Biafra, c’est aussi la naissance d’une mobilisation humanitaire, à l’initiative notamment de quelques médecins français, dont Bernard Kouchner. C’est, dans un Occident en pleine phase de surconsommation, le signal d’une révolte sourde contre la complicité ou l’impuissance du monde des adultes.

Le 2 octobre, Mexico est le théâtre d’une terrible répression (plusieurs centaines de morts) contre les manifestations étudiantes de la place des Trois-Cultures. Il est vrai que nul désordre ne doit troubler la préparation des jeux Olympiques dans la capitale mexicaine. Le jour venu, les traces de sang ont bien disparu, mais la violence du monde s’invite tout de même, et jusque sur les podiums olympiques, quand les athlètes noirs Tommie Smith et John Carlos pointent vers le ciel un poing ganté tandis que l’on hisse la bannière étoilée. Nous étions en octobre, une onde de protestation avait déjà parcouru le monde, jusqu’au Japon et en Corée. En Chine, le piège de la révolution culturelle se refermait sur une partie de la jeunesse. Et à Prague, depuis le 21 août, les chars du stalinisme avaient tué l’espoir pour longtemps. Alexandre Dubcek avait été limogé et placé en résidence surveillée. Symbole de cette désespérance, l’étudiant Jan Palach devait s’immoler place Wenceslas le 16 janvier suivant.

Mais, cette année 1968, c’est aussi un monde qui s’ébaubit de ses « progrès ». Les astronautes d’Apollo 8 passent Noël autour de la lune. La France fait exploser sa première bombe H, sur l’atoll de Fangataufa, et décoller sa première fusée depuis Kourou, en Guyane. Loin du Quartier latin. Enfin, 1968, ce sont aussi des artistes qui, à leur façon, disent leur refus des ordres dominants~: Soljenitsyne publie son Pavillon des Cancéreux , et Pasolini expose son Théorème .

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