« Le bilan désastreux d’un déni de démocratie »

Retour d’une mission à Gaza, Michel Tubiana, président d’honneur
de la Ligue des droits de l’homme, nous fait part ici de ses impressions et de son analyse.

Michel Tubiana  • 26 juillet 2007 abonné·es

Le bâtiment neuf et imposant d’Erez ne rend pas plus humain le parking sans abri ou presque, et la voix métallique des haut-parleurs israéliens rend encore plus grotesque le panneau de bienvenue. Les chauffeurs de taxi se mènent une guerre impitoyable pour s’emparer des quelques clients qui arrivent, sortes de fantômes chargés de pauvres biens sortis d’un ailleurs angoissant. L’éternelle attente se double ce jour-là d’un refus d’entrée à Gaza. Nous n’y entrerons que le lendemain grâce à l’efficace intervention d’une des organisations israéliennes de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH). Les autorités israéliennes sont passées maîtres dans l’art d’user de l’arbitraire comme une corde qui cisaille les nerfs. Elles manient le mensonge jusqu’à faire de la vérité une des options possibles, rarement celle qu’elles adoptent.

Aucune fouille pour entrer dans Gaza. À l’exception de la rituelle question « Avez-vous des armes ? » , qui s’attire le non moins rituel ricanement, rien d’autre qu’un contrôle de papiers accompagné de trois ou quatre questions posées sur le ton de la routine. Excès de confiance en soi ou certitude que l’on ne peut pas apporter pire à Gaza que ce que l’on va y trouver ? Les deux sans doute. Puis, le chemin sous l’oeil des caméras, tout au long de couloirs à peine protégés du soleil, jusqu’au no man’s land où attendent ces hommes, portefaix des temps modernes, qui se chargent des bagages pour parcourir le kilomètre qui reste à faire dans la chaleur et entre les gravats. Le poste frontière de l’autorité palestinienne qui exerçait un contrôle formel a disparu pour céder la place aux hommes de la force exécutive du Hamas, qui se contentent de regarder passer le taxi.

Gaza est calme. La population absorbe ce calme comme un moment de répit bienvenu après les combats, mais surtout l’apparition de ces bandes armées, issues de certains clans gazaouis ou de telles ou telles factions. Difficile de se faire une idée sur les enchaînements qui ont amené le Hamas à défaire le pouvoir de l’Autorité palestinienne. Ses responsables prétendent qu’avec la complicité des Israéliens et des États-Unis (le plan Dighton, du nom d’un responsable américain), les forces de l’Autorité palestinienne auraient programmé leur élimination. Les cousins de Ramallah jurent qu’il n’en est rien et que c’est au contraire eux que l’on allait assassiner, le Président en tête. Ils veulent comme preuve de leur bonne foi que les troupes fidèles à l’Autorité palestinienne avaient reçu l’ordre de ne pas tirer ; le camp d’en face interprète le peu de résistance des forces présidentielles par la désertion de leurs responsables et par leur absence de motivation. La haine fraternelle fait le reste. Chacun campe sur ses positions. À l’insécurité d’avant les événements a succédé l’omniprésence des forces du Hamas, qui admettent quelques dérapages mais prétendent qu’il y a été mis fin, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) ayant désormais accès aux prisonniers. Il n’empêche, des hommes du Fatah ont été victimes de tirs dans les jambes, des exécutions sommaires ont eu lieu (de part et d’autre), et les arrestations se poursuivent sans que l’on connaisse les lieux de détention. Un homme, accusé de collaboration avec les Israéliens, est mort sous la torture entre les mains de la force exécutive. Les civils ont payé un lourd tribut aux événements puisque, sur les 148 victimes recensées, pas moins de 36 civils, dont des femmes et des enfants, ont péri.

La présidence palestinienne a réagi par des décrets d’exception qu’elle a ensuite abrogés ou qu’elle s’apprête à abroger. En Cisjordanie, les hommes du Hamas sont devenus des clandestins à double titre : à l’égard des Israéliens mais aussi à l’égard de l’Autorité palestinienne. Ismail Hanyeh, l’ancien Premier ministre, réaffirme sa volonté de respecter les droits de l’homme et la démocratie (nul Émirat ou État islamique en vue, dit-il), et son refus de toute reconnaissance d’Israël. En même temps, on perçoit bien dans son discours l’angoisse de l’enfermement. Enfermement géographique doublé d’un enfermement politique, comme s’il avait conscience que la victoire militaire du Hamas lui posait plus de problèmes qu’elle n’en avait résolus. Son ancien ministre des Affaires étrangères nous sert les stéréotypes les plus éculés, et l’on imagine le rejet immédiat qu’il peut provoquer auprès des gouvernements occidentaux. À bien l’entendre, cet homme fera la paix mais dans les cieux…

Le Hamas n’est pas monolithique. L’autorité palestinienne, quant à elle, ressasse cette défaite sans aucune autocritique et refuse aujourd’hui tout dialogue, tout en affirmant qu’il n’y a pas de solution militaire possible. Tous les observateurs s’accordent à penser que, dans quelques semaines ou quelques mois au plus tard, les discussions reprendront, ne serait-ce que parce que les grands frères arabes, Égyptiens en tête, y poussent, même s’ils ne portent pas le Hamas dans leur coeur.

Mais comment ne pas tenir compte d’un mouvement qui a obtenu la majorité à des élections réclamées par la communauté internationale, reconnues comme parfaitement démocratiques et dont cette même communauté internationale s’est empressée de dénier les résultats ? Il est en effet probable que rien de cela ne serait arrivé si la communauté internationale avait joué le jeu, amené le Hamas à la table des négociations, et n’avait pas favorisé la guerre civile entre Palestiniens. Aucun de nos interlocuteurs institutionnels occidentaux n’a nié le bilan désastreux du refus de reconnaître le résultat des élections palestiniennes. Mais que faire contre la volonté des États-Unis et contre les divisions profondes de l’Union européenne ? demandent-ils d’un ton accablé. Comme si les mots « courage » et « intelligence » avaient disparu du vocabulaire politique.

Quant au gouvernement israélien, il continue sa politique aveugle, obtenant quelques moments de répits en attisant le conflit inter-palestinien et en accordant à l’Autorité palestinienne quelques miettes qui ne changent rien à l’impossibilité de vivre qui frappe les Palestiniens. Pire, l’armée israélienne n’a jamais cessé ses interventions en Cisjordanie contre la branche armée du Fatah, un peu comme si certains secteurs de l’armée voulaient signifier eux aussi qu’il n’y avait pas de dialogue possible avec quiconque. L’opinion publique israélienne, quant à elle, s’enferme derrière le mur, confirmant en cela que ce béton vaut aussi enfermement mental des deux peuples. Et les organisations humanitaires israéliennes, à l’occasion du 40e anniversaire de la guerre des Six-Jours, en viennent à se demander si le soutien qu’elles prodiguent aux Palestiniens ne représente pas plus, en définitive, une caution de l’occupation qu’une véritable solidarité. En attendant, plus de six mille personnes pourrissent et meurent, au sens propre du mot, à Rafah, ne pouvant revenir à Gaza, chacun se renvoyant avec cynisme la responsabilité de cette situation.

En attendant, Gaza survit avec un filet d’approvisionnement qui ne suffira pas bien longtemps. En attendant, les Palestiniens de Cisjordanie jonglent avec les check-points et simulent une vie normale. En attendant, on déteste la corruption et l’affairisme du Fatah tout autant que l’on a peur du Hamas. En attendant, Raji et Shawan en Palestine, Jessica et Ruth en Israël, et quelques autres s’ingénient à faire respecter les droits de tous et continuent à se parler et à plaisanter au téléphone, seul moyen qui leur reste d’entretenir une relation fraternelle. En attendant que la folie cesse de supplanter la raison, ils permettent à l’humaine condition de se perpétuer et de ne pas désespérer.

Monde
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