Les fils des forges

Les funérailles de la dernière grande aciérie des Ardennes, Thomé-Génot, liquidée par des repreneurs américains.

Jean-Claude Renard  • 27 septembre 2007 abonné·es

L’histoire repasse les plats. Elle fonctionne dans la rime. Liquidation et délocalisation. Démolition et mondialisation. Elle possède sa poétique du pire sans mesurer l’alexandrin. Les histoires de Moulinex se suivent. Se ressemblent. À quelques variantes près. Marcel Trillat a planté son décor dans les Ardennes. Ça sent le pays vallonné, le froid lourd et le ciel noir, les rivières pépères qui cherchent la bonne pente, les silhouettes courbées. À Nouzonville, on façonne l’acier depuis Henry IV. Les ouvriers de la maison Thomé-Génot ont fabriqué des bielles pour les trains de la République, des rouages pour les moissonneuses, des alternateurs pour les voitures. Forgerons de la modernité.

En octobre 2006 tombait le couperet. La liquidation de la société par ses repreneurs américains. Fin de partie de la dernière grande forge ardennaise. Trois cents ouvriers sur le carreau. Aux premières images, le réalisateur confronte la gueule cassée des ouvriers à l’intérieur cossu des patrons, ceux qui ont dû céder à la finance américaine. Les aciéries, conservant la mémoire de cinq ou six générations d’employés, sont alors livrées au seul travail du temps. Odeur de métal froid, tôles éventrées, murs en éboulis, toits crevés. Un bazar en débris. Les panoramiques ont valeur de synecdoque. Ils disent l’usine, ils disent son agonie, la chute. Un enterrement. Pourtant, jusqu’à la fin des années 1990, Thomé-Génot est un fleuron des Ardennes. Son sanglier industriel. Des millions de pièces fabriquées chaque mois. La production s’est déplacée vers les pays de l’Est. À la main-d’oeuvre bon marché. En 2004, le groupe américain Catalina reprend l’entreprise familiale. Thomé-Génot devient une pompe à fric. Elle sera pillée à coups de hauts salaires américains, de consultings onéreux conduisant à sa liquidation. Marcel Trillat recueille les voix des ouvriers, des élus locaux, des anciens patrons. La caméra filme à la manière d’un médecin légiste. Constat funeste calé dans l’inexorable. Le chant du cygne se renforce d’un hymne aux mondes disparus, d’un sentiment de classe où la lutte n’est pas loin mais abattue. Foin d’un pathos tremblotant. Les images sont assez fortes comme ça, le verbe des ouvriers aussi. Trillat ajoute l’incandescence des pellicules, des images tournées il y a quelques années par un ingénieur de l’usine, où ça tourne, coule, moule, ajuste. Un boulot de bagnards collés au feu, des forçats qui martèlent sous l’égide d’un Vulcain d’abord triomphant puis désemparé.

Marcel Trillat s’était fait remarquer par les Prolos , un documentaire consacré à la classe ouvrière à travers la liquidation de la filature d’Hellemmes dans la banlieue lilloise. 300 jours de colère rendait compte de leurs luttes, Femmes précaires livrait l’âpre quotidien de quelques travailleuses. Avec Silence dans la vallée , pédagogue, il agrandit la fenêtre ; le discours des patrons et des élus complète celui des ouvriers, soulève les effets de la mondialisation à travers une petite société. Car, dans l’histoire de Nouzonville, se lit l’évolution récente du patronat industriel. « Il y a eu les patrons à l’ancienne , observe Marcel Trillat, des dynasties parfois très autoritaires. Les conflits étaient souvent violents, mais on pouvait discuter. Surtout, ces patrons étaient attachés à leurs usines, avaient un relatif respect pour leurs ouvriers et tentaient à leur manière, paternaliste, de faire du « social ». Cette classe a souvent été prise de court par la financiarisation du capitalisme. C’est ce qu’explique très bien le représentant local du Medef, qu’on ne peut pas taxer de gauchisme. Le monde industriel est désormais entre les mains de financiers qui ont les yeux braqués sur la Bourse, spéculent sur les produits de base, imposent des délocalisations. Parmi eux, on trouve ces patrons voyous qui débarquent pour reprendre des usines en difficulté, qu’ils obtiennent pour trois fois rien, pillent ce qu’ils peuvent et vident les lieux. Il y a enfin un nouveau patronat « moderne » qui accepte la mondialisation comme un fait inéluctable, une loi du marché et qui prétend suivre le sens de l’histoire. »

C’est justement l’exemple du repreneur de Thomé-Génot. L’usine a redémarré en janvier 2007, avec trente salariés. Aucune charge et la simple location des lieux. Une «~aventure~» sans risque pour le nouveau patron. Et Trillat de boucler sur une dernière image, une salle de boxe de Nouzonville. S’y cognent les mômes du cru. La vie cantonnée à un ring.

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