« Les modes de pouvoir se sont transformés »

Historien et philosophe, Pascal Michon analyse le capitalisme mondialisé à l’aide de la notion de « rythme ». Une lecture originale et ambitieuse du monde contemporain.

Olivier Doubre  • 6 septembre 2007 abonné·es

Pour analyser le monde contemporain, votre travail donne une large place à la notion de rythme, pourtant assez peu fréquente en philosophie. Pourquoi et comment l’utilisez-vous ?

Pascal Michon : Je pars du constat que le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui est radicalement différent de celui que nous avons connu lors de la période 1945-1990. Cette nouveauté exige, selon moi, une conversion intellectuelle et des concepts nouveaux. Ceux qui abordent le monde contemporain à partir des questions du passé se trompent : ils veulent penser un monde à la fois fluide et sillonné de failles avec des concepts forgés pour un monde systémique, composé d’organisations emboîtées les unes dans les autres, donc relativement stable et homogène. Pour ma part, je propose de repartir de la notion de rythme, entendue dans un sens très large, non pas simplement comme répétition et alternance de temps forts et de temps faibles reliés de manière arithmétique, mais comme « manière de fluer ».

Quels enjeux actuels la notion de rythme vous permet-elle de mieux appréhender ?

Si l’on regarde le monde contemporain, on est d’abord frappé par la transformation des modes de pouvoir et d’assujettissement. Sur fond d’un maintien des États ­ que certains ont un peu vite enterrés ­, on observe d’un côté un affaiblissement de leurs pouvoirs régaliens, donc de leur souveraineté, et de l’autre un développement extraordinaire des dispositifs de pouvoir, à la fois sub-étatiques (tels les réseaux ou les groupements de base) et supra-étatiques (les réseaux médiatiques, les multinationales, « l’Empire », comme l’ont appelé Hardt et Negri). En visant les rythmes qui organisent la production des individus singuliers et collectifs, on comprend mieux ces nouvelles formes de pouvoir. Pour le dire autrement, la fluidité qui caractérise de plus en plus notre monde nous demande de réactualiser l’une des questions centrales de Surveiller et punir , de Foucault : celle des techniques de production des individus ­ mais sur des bases entièrement nouvelles. Sur ce point, Deleuze avait raison : le monde disciplinaire a en grande partie disparu, en tout cas dans les sociétés les plus développées, qui se sont déchargées des disciplines sur les sociétés soumises aujourd’hui à l’industrialisation, comme la Chine ou l’Inde.

Dans nos sociétés, les rythmes disciplinaires ont été remplacés par de nouvelles techniques du corps, du langage et du social, de nouvelles manières de fluer des individus singuliers et collectifs, bref de nouveaux rythmes. Et le pouvoir s’exprime ainsi de plus en plus dans le contrôle de ces rythmes. Pour moi, l’enjeu principal de la réflexion politique, aujourd’hui, se trouve là. Comme le dit magnifiquement Roland Barthes dans son premier cours au Collège de France : « Ce que le pouvoir impose avant tout, c’est un rythme (de toutes choses : de vie, de temps, de pensée, de discours). »

La surveillance aurait-elle donc disparu ?

Non, la surveillance a de beaux jours devant elle. Mais je ne crois pas non plus que nous vivions dans des sociétés de pur « contrôle ». Bien entendu, la surveillance se développe encore aujourd’hui. Toutefois, il s’agit là, selon moi, d’un aspect ancien du capitalisme industriel qui perdure. Ce qui me semble véritablement nouveau dans le capitalisme tertiaire, médiatique et financier contemporain, ce sont plutôt les façons non autoritaires dont il rythme les processus d’individuation. L’assujettissement en profondeur se fait toujours par une plus grande liberté de surface. Dans les entreprises, par exemple, le renforcement du pouvoir sur la main-d’oeuvre est lié directement au remplacement des tâches répétitives, des rapports hiérarchiques et de la définition bureaucratique des carrières par un travail en équipe, une bienveillance rouée du management et une compétition entre les travailleurs. Ceux-ci sont plus libres et autonomes qu’auparavant, mais désormais ils se surveillent, se contrôlent et se combattent en permanence.

Une des ambitions de votre travail est de renouer avec une pensée véritablement critique face au monde contemporain. Or, vous dénoncez la pauvreté de la pensée critique actuelle, notamment française, accaparée selon vous par une « génération de disciples et d’héritiers »

En effet, l’état de la gauche me désole, non seulement de la gauche politique et militante, mais surtout de la pensée de gauche, de la pensée critique. On fait toujours référence à l’effondrement des modèles de pensée marxistes. Or, ce qui me frappe aujourd’hui, c’est plutôt l’affaissement de la pensée héritière de la gauche non marxiste, depuis Foucault et Deleuze jusqu’à Bourdieu en passant par Barthes. Il me semble que cet affaissement tient au moins à trois raisons. La première, c’est que les disciples de ces grands contestataires des années 1960-1970 appliquent leur pensée de manière mécanique et déshistoricisée. On maintient la lutte contre les systèmes, les États-nations et les disciplines, alors que ceux-ci ont disparu ou sont sur le retrait. Le résultat est la promotion d’une politique et d’une éthique fondées sur les seuls droits des individus singuliers et qui ne sont en rien critiques par rapport au monde actuel (comme, en dernière analyse, chez Hardt et Negri). La deuxième est que les bases matérielles de la pensée critique font défaut : l’édition, les médias, l’université, les institutions de recherche sont largement dominés par une génération d’héritiers. Contrairement à leurs aînés, dont ils ont reçu le pouvoir dans les années 1970-1980, ils ont peu fait par eux-mêmes. De là découle une attitude de rentiers qui détestent toute innovation susceptible de remettre en question leurs positions et leurs pouvoirs.

Enfin, une troisième raison est, je crois, que les héritiers ont réussi à développer tout un ensemble de stratégies pour minimiser les effets critiques des pensées des années 1960-1970 : lutte directe, dans les années 1980, contre les modèles de contestation précédents ; réutilisation retorse de ceux-ci à des fins d’apologie du néolibéralisme lors de la décennie suivante (comme, par exemple, chez François Ewald ou Blandine Kriegel) ; phagocytage académique récent qui vide, sauf cas très rares, ces pensées de toute force critique ; et, dernièrement, mise en place de nouvelles normes de production du savoir. Au lieu de l’ouverture, de la transdisciplinarité, de la contestation de l’ordre en cours et de la créativité conceptuelle, on subit ainsi aujourd’hui une constellation qui réunit spécialisation extrême, ignorance quasi totale des autres disciplines, même les plus proches, empirisme radicalisé et approbation positiviste du monde. Ce sont là, malheureusement, les caractéristiques de la pensée française depuis déjà un certain nombre d’années. Pourtant, la situation diffère aux États-Unis, comme chez nos voisins européens…

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