Un groupe de pression devenu surpuissant

Les auteurs retracent l’histoire du lobby pro-israélien, en définissent les contours, analysent son mode opératoire, et mettent en évidence sa redoutable efficacité. Le tout dans un ouvrage argumenté. Extrait.

Politis  • 20 septembre 2007 abonné·es

En 1981, le chercheur en sciences politiques Robert H. Trice disait du lobby pro-israélien qu’il était « constitué d’au moins soixante-quinze organisations distinctes ­ juives pour la plupart ­ qui soutiennent activement la majeure partie des actions et des prises de position du gouvernement israélien » [^2] . Les activités de ces groupes et de ces individus vont au-delà du simple vote pour des candidats pro-israéliens et incluent l’envoi de lettres aux hommes politiques et aux médias, des contributions financières aux candidats pro-israéliens, et le soutien actif à une ou plusieurs organisations pro-israéliennes qui les tiennent directement informés de leurs projets. Pourtant, le lobby pro-israélien n’est pas synonyme de communauté juive américaine, et « lobby juif » n’est pas une expression appropriée pour décrire les différents groupes et individus qui s’emploient à encourager le soutien américain à Israël.

D’une part, le degré d’engagement aux côtés d’Israël varie considérablement parmi les Juifs américains. En réalité, environ un tiers d’entre eux ne considèrent pas Israël comme une question centrale. En 2004, par exemple, un sondage très estimé révélait que 36 % des Juifs américains ne se sentaient « pas très » ou « pas du tout » attachés à Israël. D’autre part, les Juifs américains qui se soucient beaucoup d’Israël sont nombreux à ne pas soutenir les mesures approuvées par les organisations dominantes du lobby […]. Par exemple, les Juifs américains étaient moins favorables à la guerre en Irak ­ et le sont encore moins aujourd’hui ­ que l’ensemble de la population américaine, à la différence des principales organisations du lobby. Enfin, certains des individus et des groupes qui se font particulièrement entendre sur la question d’Israël, tels que les sionistes chrétiens, ne sont pas juifs. Alors, bien que les Juifs américains forment l’essentiel de la base du lobby, il est plus juste d’employer l’expression « lobby pro-israélien ». C’est la nature de ses objectifs politiques qui définit le lobby, et non l’identité ethnique ou religieuse de ceux qui le composent.

L’attachement de nombreux Juifs américains à Israël est facile à comprendre et, comme nous l’avons souligné dans l’introduction, il s’apparente à l’attitude d’autres groupes ethniques qui conservent des affinités avec leur pays ou leurs peuples d’origine. Aux États-Unis, de nombreux Juifs étaient partagés sur la question du sionisme dans les premières années du mouvement, mais leur soutien a grandi après l’arrivée de Hitler au pouvoir en 1933 et tout particulièrement après la découverte de l’Holocauste. Les Juifs américains furent peu nombreux à décider de s’installer en Israël après sa création en 1948, un comportement que le Premier ministre de l’époque, David Ben Gourion, et d’autres responsables politiques israéliens ont critiqué. Néanmoins, le soutien passionné à Israël n’a pas tardé à devenir un élément important de l’identité juive américaine. La création d’un État juif en Palestine passait pour un miracle, surtout au vu des séquelles de l’Holocauste, et les exploits d’Israël ­ avoir fait « fleurir le désert » ­ étaient une évidente source de fierté. Par ailleurs, l’identification forte à Israël offrait une nouvelle identité communautaire à une population qui s’intégrait rapidement à la société américaine tout en devenant de plus en plus laïque. Comme le souligne l’historien Steven T. Rosenthal, « assimiler Israël au judaïsme était un moyen réconfortant d’éviter le fardeau de la religion en focalisant sa judéité sur un État laïc à 13 000 kilomètres de là […] *. Les synagogues, nouvel élément central de la vie de la communauté juive dans l’Amérique d’après-guerre, se sont tournées vers Israël. Une nouvelle classe de Juifs est apparue dans les banlieues. Ils ont vite découvert qu’Israël était le moyen le plus efficace de combattre l’indifférence religieuse. Répondant à l’origine au cruel besoin qu’éprouvait Israël en matière de soutien financier et politique, de nouvelles institutions ont vu le jour, et les récoltes de fonds et les pressions politiques sont devenues une composante grandissante de la relation entre les Juifs américains et Israël ».*

Les Juifs américains ont ainsi formé un éventail impressionnant […]. Le sociologue Chaim I. Waxman rapportait en 1992 que l’ American Jewish Yearbook recensait plus de 80 organisations juives « expressément dévouées au sionisme et aux activités pro-israéliennes […] et, pour beaucoup d’autres, des objectifs et des activités tels qu' »oeuvrer pour le bien d’Israël », « soutenir l’État d’Israël » et « promouvoir la compréhension d’Israël » sont très fréquemment cités » . Cinquante et une des organisations les plus grandes et les plus importantes sont réunies dans la Conférence des présidents, qui se donne pour mission, entre autres, de « souder divers groupes en une force unie pour le bien d’Israël » et « renforcer et entretenir la relation privilégiée entre les États-Unis et Israël ». Le lobby inclut également des think tanks tels que le JINSA, le Middle East Forum et le WINEP, ainsi que des individus travaillant dans des universités et des organismes de recherche. Il y a également des dizaines de comités d’action politique prêts à financer la campagne de candidats pro-israéliens ou de candidats dont les concurrents font preuve d’un soutien insuffisant à Israël ou d’hostilité à l’égard de l’État hébreu. Le Center for Responsive Politics, groupe de recherche indépendant qui recense les contributions de campagne, a identifié une petite quarantaine de comités d’action politique pro-israéliens (dont la plupart sont « secrets » ­ leur nom n’indique pas leur orientation pro-israélienne) et rapporte que ces organismes ont financé des campagnes à hauteur d’environ 3 millions de dollars lors des élections à la Chambre des représentants de 2006.

De toutes les organisations juives qui placent la politique étrangère au coeur de leurs préoccupations, l’AIPAC (American Israel Public Affairs Committee) est de loin la plus importante et la plus connue […]. L’ancien représentant démocrate Mervyn Dymally a affirmé un jour que l’AIPAC était « sans aucun doute le lobby le plus efficace du Congrès » , et l’ancien président de la commission des Affaires étrangères de la Chambre des représentants, Lee Hamilton, membre du Congrès pendant trente-quatre ans, a déclaré en 1991 : « C’est un lobby sans égal […] il est hors catégorie. » L’influence dont jouissent aujourd’hui des organisations comme l’AIPAC n’est pas apparue du jour au lendemain. Au cours des premières années de l’aventure sioniste, et même après la création d’Israël, les pressions avaient tendance à s’exercer en coulisses et dépendaient généralement des liens qu’entretenaient les membres influents du gouvernement ­ surtout le président ­ avec un petit nombre de responsables juifs, de conseillers prosionistes, ou d’amis juifs […]. Si les sympathisants d’Israël avaient alors tendance à faire profil bas, c’est en raison de la permanence de l’antisémitisme aux États-Unis, et de la crainte qu’un lobbying affiché en faveur d’Israël n’expose les Juifs américains à l’accusation de « double allégeance ». L’AIPAC lui-même avait des racines sionistes explicites : son fondateur, I. L. « Si » Kenen, était président de l’American Zionist Council en 1951, officiellement enregistré comme un lobby étranger. Kenen l’a refondu en 1953-54 pour en faire un lobby américain, l’American Zionist Committee for Public Affairs, rebaptisé American Israel Public Affairs Committee (AIPAC) en 1959 […].

Selon J. J. Goldberg, rédacteur en chef de la revue juive américaine Forward , l’influence sioniste a connu « une croissance exponentielle sous les administrations Kennedy et Johnson parce que l’affluence et l’influence des Juifs dans la société américaine avaient augmenté » , mais aussi parce que Kennedy et Johnson « comptaient beaucoup de Juifs parmi leurs conseillers, donateurs et amis proches ». L’AIPAC était toujours une petite organisation, dotée d’un personnel et d’un budget modestes, et, comme le souligne Stuart Eizenstat, « il a fallu attendre le milieu des années 1960 pour que l’action politique des Juifs en faveur de l’État d’Israël s’organise et se développe » . La taille, les ressources et l’influence du lobby ont considérablement augmenté après la guerre des Six-Jours en juin 1967. Selon Eizenstat, ce conflit « a galvanisé la communauté juive américaine comme aucun événement depuis la guerre d’indépendance d’Israël […]. Ce sentiment de fierté chez les « nouveaux Juifs », fiers, forts, capables de se défendre seuls, a eu un effet énorme sur la communauté juive américaine » *. Le succès de la campagne contre l’antisémitisme, renforcé par une conscience accrue des horreurs de l’Holocauste, a permis de lever les barrières discriminatoires persistantes, et les Juifs américains* « se sont débarrassés de cette peur qui entravait auparavant leur volonté d’action politique ». Et, puisque Israël devenait un élément central de l’identité juive, il restait peu de raisons de ne pas exprimer politiquement cet attachement.

L’intérêt grandissant que portaient les organisations juives au bien d’Israël a continué pendant la guerre d’usure de 1969-1970 et la guerre du Kippour de 1973. Ces conflits ont à la fois renforcé la fierté de ces organisations devant les exploits militaires d’Israël et suscité des craintes quant à sa sécurité, accroissant ainsi l’engagement de nombreux groupes de la communauté juive. Albert Chernin, directeur général du National Jewish Community Relations Advisory Council (NJCRA, plus tard rebaptisé Jewish Council for Public Affairs), avait le même point de vue en 1978 : « Notre priorité est bien évidemment Israël, car l’opinion des dirigeants juifs américains est en phase avec les inquiétudes du peuple d’Israël. » Selon l’historien Jack Wertheimer, cette déclaration est un « aveu flagrant que les efforts politiques déployés pour protéger Israël supplantaient toutes les autres préoccupations des organisations de la communauté juive aux États-Unis » .

Tandis que l’aide de l’État américain à Israël commençait à excéder les dons privés, les organisations pro-israéliennes se sont davantage concentrées sur les moyens de préserver ou d’accroître le soutien gouvernemental. Selon Wertheimer, « la Conférence des présidents […] et l’AIPAC assumaient tout le travail de lobbying en faveur d’Israël. Les deux avaient été fondés dans les années 1950 et avaient joué un rôle modeste avant 1967. La demande de soutien politique de la part d’Israël a propulsé ces deux organisations sur le devant de la scène dans les années 1970 et 1980 ».

Avec tous ces efforts, on s’est aperçu que le soutien à Israël engendrait des coûts considérables pour les États-Unis et qu’il fallait donc les justifier dans la sphère politique. Ainsi que l’a formulé Morris Amitay, qui remplaça Kenen à la tête de l’AIPAC en 1975, « ce qui compte, si on veut aider Israël, c’est l’action politique ». Sous l’égide d’Amitay et de son successeur Tom Dine, l’AIPAC est devenu une grosse organisation dotée de 150 salariés et d’un budget annuel (constitué exclusivement de dons privés) qui est passé de quelque 300 000 dollars en 1973 à environ 40 ou 60 millions de dollars à l’heure actuelle. Au lieu de faire profil bas, comme sous Kenen, l’AIPAC a progressivement cherché à faire connaître son pouvoir. À en croire un ancien membre, « la théorie, c’était : personne n’aura peur de vous s’ils ne savent rien de vous » . À la différence du lobbying modeste pratiqué auparavant par des conseillers juifs et non juifs, l’objectif déclaré de l’AIPAC et d’autres groupes du lobby n’était pas d’apporter une aide humanitaire aux Juifs d’Israël : il s’agissait de formuler et de promouvoir des argumentaires élaborés sur l’alignement des intérêts stratégiques et des valeurs morales de l’Amérique sur ceux d’Israël. Riche et bien positionné dans le paysage politique de la Guerre froide, l’AIPAC a vu son influence politique renforcée par les nouvelles lois fédérales sur le financement des campagnes électorales, qui ont permis la création de comités d’action politique indépendants et facilité les donations aux candidats pro-israéliens. Si l’AIPAC était modeste dans les années 1960, Warren rappelle que, dans les années 1980, c’était l’un des principaux « carburateurs de Washington ».

[^2]: Le lecteur qui voudra bien s’y reporter trouvera dans le livre toutes les références sur l’origine des citations. Nous les avons écartées ici pour des raisons de place et de lisibilité.

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