Une grimace d’avance

Éric Chevillard imagine les conséquences catastrophiques de la disparition du grand singe roux. « Sans l’orang-outan » est un roman comique et politique.

Christophe Kantcheff  • 6 septembre 2007 abonné·es

Sans l’orang-outan est le roman le plus politique de cet automne. Y aurait-il une légère exagération dans ce propos ? Peut-être même une certaine provocation, tant les romans d’Éric Chevillard ne se prêtent guère à ce type d’interprétation ? Les articles qu’ils suscitent, souvent élogieux, les présentent généralement comme de jubilatoires entreprises d’écriture subtile, drolatique et déconcertante, retravaillant des genres littéraires en les pervertissant de l’intérieur, et aux enjeux hautement esthétiques. Des romans savants et poilants, en somme.
Ce qu’ils sont exactement et, de ce point de vue, Sans l’orang-outan ne fait pas exception. Son point de départ ? La disparition sur Terre des orangs-outans. Plus précisément, la mort des deux derniers spécimens de l’espèce, le couple Bagus et Mina, dont un zoo, où travaille le narrateur, avait la charge. Ce dernier, qui répond au nom suggestif d’Albert Moindre, en était pourtant très épris, et les chouchoutait autant qu’il pouvait. Mais voilà. Le « mauvais virus » d’un visiteur, faisant suite à la calcination des forêts où habitaient leurs semblables en liberté, et l’orang-outan n’est plus.

Rien d’exceptionnel, hélas, et à dire vrai tout à fait vraisemblable, même si l’orang-outan n’est pas le « baiji » , le dauphin blanc des rivières chinoises, dont la presse annonçait récemment l’extinction. Plus inattendues, en revanche, sont les conséquences imaginées par l’auteur de cette disparition : rien de moins que la déchéance des êtres et du monde. Une descente aux enfers où tous les éléments deviennent hostiles, et où les marques de la civilisation s’amenuisent. Un seul exemple : le sol s’est transformé en une poussière quasi aride où l’on s’enlise jusqu’à l’agonie, et où règne le « hurlant » , monstre au « corps mou bourgeonnant de courts tentacules gris et flasques caroncules violacées » , « qui prospère sur les terres abandonnées comme un chancre, comme une algue, abolissant toute autre forme de vie » .

Mais l’apocalypse selon Chevillard n’est pas sans produire chez le lecteur de nombreux fous rires noirs. L’auteur de Démolir Nisard fait preuve d’une capacité exceptionnelle à pousser la logique d’une situation jusqu’à son terme loufoque, à en exploiter toutes ses possibilités, jusqu’aux plus terrifiantes, en usant de glissades et de décalages stylistiques. Plutôt Keaton que Chaplin : la prose avance à l’instar d’une mécanique précise et folle, pour mettre à nu, toujours, une catastrophe insolite.

En quoi cela fait-il de Sans l’orang-outan un roman politique ? C’est qu’il porte une vision critique incontestable. D’abord du point de vue écologique, l’extinction du singe roux étant le fruit de la « désinvolture » humaine, non compensée par un « plan d’action » in extremis qui aurait pu le sauver. Cela ne rappelle-t-il rien ?

Plus encore : avec l’orang-outan, dont l’auteur cite un certain nombre des vertus dont il faisait profiter l’homme, une certaine sagesse s’est envolée. À la fuite en avant de la modernité, il opposait un autre rapport au temps et aux choses, résumé ainsi : l’orang-outan accueillait « le progrès avec méfiance, une brindille pour pêcher les insectes dans les troncs creux, une large feuille vibrante pour amplifier les vocalises de l’amoureux, voilà pour le XXe siècle » . Même s’il est fort probable qu’Éric Chevillard s’en défendrait, il n’est pas interdit de voir dans la disparition de l’orang-outan un manque plus métaphorique qui réduit l’espèce humaine à une existence primaire et… bestiale. Ce manque peut recouvrir plusieurs termes ­ idéaux, croyances, humanité… On s’abstiendra ici de trancher. Mais pas de lancer cet urgent mot d’ordre : préservons l’orang-outan !

Culture
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