Cinq paradoxes du travail

Antonella Corsani décortique la « valeur travail ». Récusant la distinction emploi/chômage et temps de travail/temps hors travail, elle défend la reconnaissance du travail invisible.

Antonella Corsani  • 18 octobre 2007 abonné·es

1/ Les femmes ont toujours travaillé, mais elles étaient souvent considérées comme inactives. Le soin des enfants et des personnes âgées, tout comme leur travail en tant que femmes de ménage dans leur propre foyer et/ou en tant que collaboratrices de leur mari, était invisible aux yeux du statisticien, de l’économiste et du politique.

Une fois démontrée l’analogie entre production (de marchandises) et reproduction (de la force de travail), en revendiquant la reconnaissance de la valeur du travail de reproduction, les mouvements féministes des années 1970 ont posé la question fondamentale de la gratuité du travail domestique.

Le féminisme nous l’a appris : la catégorie d’« inactif » n’a de sens que selon une conception de l’activité qui fait de sa validation marchande le critère de définition du travail productif et de mesure de la richesse. Cette conception exige une remise en cause radicale, préalable à tout débat. Débat qu’il convient de déplacer du discours idéologique dominant sur la revalorisation de la valeur travail vers la reconnaissance matérielle de la valeur du travail invisible et gratuit des « inactifs », de ceux que l’on stigmatise comme inemployables, assistés.

2/ L’analogie entre travail de production et travail de reproduction trouve une limite : dans la sphère de la reproduction, c’est la liberté des femmes qui est en jeu. L’accès au travail salarié a permis aux femmes la conquête d’une indépendance économique et de s’émanciper, si l’on entend par là une possibilité d’accéder à l’autonomie. C’est seulement en ce sens, celui de la conquête d’une autonomie et d’une indépendance vis-à-vis de l’institution familiale, qu’il est possible de comprendre la portée politique positive du mouvement d’« émancipation par le travail ». Car on ne saurait taire l’ambiguïté d’un énoncé aussi dérangeant que « le travail, c’est la liberté ». « Formule qui , écrit l’historienne Geneviève Fraisse, fut usée diversement depuis plus d’un siècle pour soutenir l’émancipation ou pour imposer la servitude. »

Le travail salarié ­ norme du travail dans nos sociétés ­ porte cette contradiction : il est à la fois facteur d’émancipation face aux anciennes servitudes encore présentes dans nos sociétés et facteur d’asservissement. Car le salariat organise la contrainte monétaire du revenu et comporte un lien de subordination. Contrainte et subordination im-posent qu’on s’interroge sur le concept de liberté et de dignité humaine que l’on voudrait associer au travail, sans questionner les conditions dans lesquelles ce travail s’exerce et ses finalités.

3/ Si le CDI à plein temps constitue encore la norme juridique du contrat de travail, les formes dites atypiques d’emploi (intérim, CDD, temps partiel, stages, emplois aidés) constituent désormais la norme d’embauche. Ces modalités d’emploi comportent structurellement une discontinuité temporelle. Cependant, les périodes entre deux emplois sont fréquemment des périodes intenses de travail : effort d’amélioration de son « employabilité » par la formation et l’entretien des compétences, constitution d’un carnet d’adresses afin d’accroître les probabilités de trouver un emploi, recherche d’emploi, développement de projets indépendants, exercice d’activités à titre gratuit ou bénévole… On ne saurait énumérer la multiplicité d’activités qui occupent le temps de « chômage ». Le travail déborde l’emploi, c’est-à-dire le travail exercé sous contrat. Afin de porter un regard lucide sur le travail, il convient dès lors de récuser la distinction binaire emploi-chômage.

4/ Lors du débat sur la réforme du régime des retraites au printemps 2003, René Passet rappelait qu’ « en 1896, en France, 18 millions de personnes occupées fournissaient annuellement 55 milliards d’heures ouvrées, cependant qu’un siècle plus tard très exactement, 22 millions de travailleurs n’en fournissaient plus que 35 milliards. Entre-temps, la durée annuelle de travail par individu s’était abaissée de plus de 3 000 heures à moins de 1 600 » . Ce constat mérite d’être complété par la prise en compte de deux éléments.

D’abord, les gains de productivité ne bénéficient pas à tous : la financiarisation opère une redistribution des revenus de grande envergure et de sens opposé à celle qu’opérait l’État providence. Ensuite, le développement des activités de service ­ qui mobilisent des capacités cognitives, relationnelles et intellectuelles ­ et de l’organisation du travail par projet contribue à l’allongement de la journée effective de travail, du fait qu’il est de plus en plus malaisé d’opérer une véritable coupure entre temps de travail et temps hors travail.

5/ Une peur hante nos sociétés, celle d’être jugé inemployable et traité comme tel. Tout se passe comme si la dignité de l’existence humaine avait pour fondement exclusif le travail. Tandis que progressent la crainte de la perte et l’angoisse de l’absence de travail, le mot travail désigne à un point jusqu’alors inusité toute activité. Ainsi, dès le CP, les enfants intègrent ce vocable. Lire, apprendre, étudier, dessiner, chanter disparaissent du vocabulaire ; seul subsiste le mot travail. Le plaisir et le désir d’apprendre s’estompent, seul perdure le devoir de travailler. L’apprentissage de l’esprit de compétition structure la formation scolaire de futurs employables, que l’on conditionne à devenir les vendeurs de leur propre « capital humain ».

Nous avons besoin d’autres valeurs, leur émergence n’ira pas sans l’invention d’un vocabulaire apte à signifier la multiplicité des activités et des formes de vie.

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