L’Europe possible de Jennar

Contraint de s’exiler pour trouver du travail, après ses engagements politiques, le chercheur Raoul Marc Jennar signe un essai utile à tous ceux qui veulent faire campagne pour une autre Europe.

Michel Soudais  • 25 octobre 2007 abonné·es

Le cacher serait inutile, Raoul Marc Jennar est ce que l’on peut appeler un ami de Politis . Cela ne veut pas dire que nous sommes toujours d’accord avec ses prises de position. Mais nous apprécions l’acuité de ses analyses et le caractère stimulant de ses réflexions autant que son exigence éthique. Nous savons aussi ce que nous lui devons. Et singulièrement sur des dossiers aussi complexes que les négociations commerciales internationales ou les projets de directives européennes, domaines dans lesquels ses alertes se sont plusieurs fois révélées pertinentes.

Illustration - L’Europe possible de Jennar


R. M. Jennar, lors du lancement de la campagne de José Bové, à Aubagne, le 7 février 2007. MICHEL SOUDAIS

C’est ainsi que Politis avait été le premier journal de toute la presse française à dévoiler le contenu d’une directive de libéralisation des services, bientôt connue sous le nom de son initiateur, le commissaire européen Frits Bolkestein. C’était le 25 mars 2004, entre les deux tours des élections régionales. La France avait la tête ailleurs, mais l’alerte lancée alors n’a pas été vaine. Et chacun se souvient du rôle joué par cette directive dans le débat référendaire sur le traité constitutionnel européen, un an plus tard.

Aussi n’est-ce pas sans émotion que nous avons appris, le 15 août, par mail, son retrait de la scène altermondialiste et politique française, et son départ pour le Cambodge. Après s’être impliqué pendant sept ans dans l’action citoyenne, comme militant altermondialiste, puis dans la recherche d’une gauche de gauche ­ ce qui l’a conduit à soutenir la candidature de José Bové ­, Raoul Marc Jennar était depuis plusieurs mois sans emploi et sans ressources. Lui se serait bien vu enseigner dans une université. Diplômé des universités belge et française, docteur en science politique, auteur de nombreux ouvrages, il a les qualifications requises. C’était sans compter avec un système figé qui n’admet que les cursus classiques. C’est du Cambodge, un pays qu’il avait déjà aidé douze ans durant à sortir des séquelles d’une des plus grandes tragédies du XXe siècle, qu’est venue une proposition de reclassement. Expert-consultant auprès du Premier ministre, Raoul Marc Jennar y suit les dossiers des négociations avec la Banque mondiale, le Fonds monétaire international ou l’Organisation mondiale du commerce, sujets qu’il connaît bien.

Malgré cet éloignement, Raoul Marc Jennar n’en oublie pas pour autant son combat en faveur d’une Europe politique (et donc démocratique), sociale et écologiste. Une Europe, faut-il le préciser, qui serait aux côtés des pays du Sud. C’est le sens de l’essai qu’il publie cette semaine : Quelle Europe après le non ? Dans la forme moins universitaire que son précédent essai sur la construction européenne [^2], cet ouvrage n’est pas un traité de science politique mais un outil militant. On y trouve une réflexion et une analyse utiles pour faire campagne pour une autre Europe.

L’auteur revient d’abord sur le sens du « non » au traité constitutionnel européen. Il est convaincu que ce qui a été sanctionné, c’est l’incapacité des gouvernements à concrétiser le rêve européen. Que ce qui a été refusé, c’est une Europe limitée au commercial, à l’économique et au financier. Une Europe qui, selon sa conviction profonde ­ on n’ose parler de thèse ­, a été édifiée pour « construire un pouvoir au niveau européen qui permette de remettre en cause deux cents ans de conquêtes démocratiques et sociales au niveau national » .

Sans nier la « crise de l’Europe », et parce qu’il est profondément attaché au rêve européen et nullement souverainiste (au sens nationaliste du terme), Raoul Marc Jennar suggère de ne plus escamoter « le débat sur les finalités de l’intégration européenne » . Ce qui suppose, avant toute réforme, de répondre à « des questions préalables jamais posées » en cinquante ans : quelle Europe voulons-nous ? Voulons-nous tous une Europe politique ? Quelle organisation dans ce cas ? Voulons-nous une Europe européenne ? Quels rapports entendons-nous établir entre l’Europe et le reste du monde ?

Parce que ces questions n’ont jamais été réellement débattues, parce que « le traité fondateur de 1957 n’a pas été soumis aux citoyens, alors que, d’emblée, il amputait leur souveraineté » , l’auteur pense que le vers était dans le fruit dès l’origine. La longue citation de Pierre Mendès France, qu’il a choisi de mettre en exergue, accrédite cette perception. Que ne dément pas le « traité modificatif », sur lequel les Vingt-Sept se sont mis d’accord à Lisbonne, la semaine dernière, et auquel l’auteur consacre la dernière partie de son essai. Selon lui, avec ce texte, « l’Europe demeure très largement un espace adémocratique » .

Des « solutions concrètes » existent pourtant pour rendre l’Europe plus démocratique, transparente et efficace, assure Raoul Marc Jennar, dont une grande partie de l’ouvrage consiste à envisager des modifications aux traités existants. Ces réformes ­ il n’est pas question ici de révolution ­ pourraient être acceptées par la plupart de nos partenaires pour peu que les peuples soient consultés : extension des droits du Parlement et notamment du droit d’initiative législatif ; remplacement du principe de subsidiarité par un critère d’efficience ­ « ne traiter au plan européen que les matières qui, gérées à ce niveau, bénéficieront davantage au plus grand nombre ­ qui suppose de faire émerger l’intérêt général d’un débat politique ; instauration d’un principe de non-régression démocratique et sociale, etc.

Cette Europe « possible » que trace à grands traits Raoul Marc Jennar n’est pas forcément l’Europe rêvée. Du moins ferait-elle « disparaître ce qui tue le rêve » .

[^2]: Paru au printemps 2004, Europe, la trahison des élites (Fayard) avait obtenu le prix des Amis du Monde diplomatique.

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