L’heure de résister

Denis Sieffert  • 18 octobre 2007 abonné·es

L’action syndicale, de nos jours, a plutôt mauvaise presse, et pas seulement parce que certaines centrales auraient profité des largesses des patrons de l’UIMM [^2]
ce qui reste d’ailleurs à démontrer. On lui reproche surtout d’avoir pour objectif moins de conquérir que de défendre, moins de réformer que de sauvegarder. Ce qui jadis avait été acquis si âprement aujourd’hui se délite. Il faut donc s’accrocher, préserver, et ­ n’ayons pas peur des mots ­ conserver. Un grand philosophe allemand du XIXe siècle, né à Trèves, et dont il n’est plus séant de prononcer le nom, disait volontiers que « la lutte des classes est un processus conservateur » . La formule n’a jamais été plus actuelle. Ce jeudi, des dizaines de milliers de salariés défileront dans nos villes pour « conserver » ce que le système néolibéral veut leur arracher. Mais ils feront grève aussi pour sauver au nom de la société tout entière des services publics que l’idéologie dominante a décidé de démanteler. Il est de bon ton de se gausser de ces cheminots ou de ces conducteurs de la RATP qui ne veulent pas travailler plus, ou plus longtemps. De ces profs qui ne veulent pas de classes plus chargées. De ces soignants qui refusent les réductions d’effectifs. Mais qui, dans la vie, n’a pas quelque chose d’essentiel à « conserver » ? Un statut, un salaire, un droit à la retraite, un emploi, une santé minée par les conditions de travail, et parfois même la vie, pour les plus déshérités que toute une société abandonne.

Vouloir « conserver » n’est pas toujours déshonorant, ni rétrograde. C’est parfois l’essence même de la lutte sociale. Mais la fonction syndicale se heurte à l’hystérie des mots. « Innovation », « réforme », « changement », « adaptation » agissent comme autant de stimuli positifs. Au contraire, « conserver » ou « préserver » sont chargés de valeurs négatives, souvent par ceux-là mêmes qui cultivent le plus jalousement l’instinct de (grosse) propriété. Discréditer les mots, leur ôter leur sens profond fait partie de la bataille idéologique. Car voilà bien la difficulté pour les syndicats, et pour les manifestants de ce jeudi en général. Ils n’ont pas seulement à se défendre contre les mauvais coups qui leur sont promis. Ils ont aussi à mener une bataille idéologique à laquelle la gauche a renoncé. Les syndicats n’ont pas seulement à faire leur boulot mais aussi celui des politiques qui ont cédé sur toutes les positions traditionnelles de la gauche. Il leur faut, dans l’action, revenir au fond du débat sur le partage des richesses et le temps de travail. Et répondre à ces chroniqueurs de télévision ou ces experts médiatiques qui, toute honte bue, donnent des leçons d’équité sociale alors qu’ils gagnent vingt fois ce que gagne un cheminot. À l’heure des stock-options, des délits d’initiés et des golden parachutes, c’est la retraite du conducteur de la RATP qui est montrée du doigt.

C’est tout cela que les grévistes de jeudi ont à expliquer à d’autres salariés, eux aussi sous pression. Plus que jamais, la mobilisation sociale est un combat politique. Il s’agit de « conserver », mais surtout de résister.

La publication du rapport d’étape de la commission Attali donne la mesure de ce combat. L’offensive du néolibéralisme de droite et de gauche ne s’arrêtera pas à la destruction des régimes spéciaux de retraites. Son horizon est illimité. L’ancien vice-président du Medef, Denis Kessler, vient d’en faire l’aveu grossier dans Challenge : il faut, dit-il, « défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la résistance » . Jacques Attali et ses acolytes s’y emploient. Ils militent pour une déréglementation totale, la concurrence sans entrave et l’anéantissement des fonctions arbitrales de l’État. Ils plaident pour la vente à perte : les « soldes » toute l’année ! Et tant pis pour le petit commerce ! Ilsveulent aussi la suppression de la « trêve hivernale » pour les expulsions. Les pauvres àla rue, même par grand froid ! Et pour faire bonne mesure, Jacques Attali demande, dans une lettre au président de la République, l’abandon du principe de précaution, « frein à l’innovation » . Des OGM pour tous et tout de suite ! Tout cela en dit long sur le contenu politique et moral de cette religion de la croissance. Ah oui, un mot encore : le socialiste Jean-Marie Le Guen trouve ces « pistes intéressantes » . Voilà pourquoi la tâche des grévistes de jeudi est ardue. Mais voilà aussi pourquoi leur combat dépasse de beaucoup les revendications catégorielles.

[^2]: L’affaire de l’énorme cagnotte de l’Union des industries et métiers de la métallurgie (on parle de 160 millions d’euros) éclaboussera peut-être le monde syndical. Mais n’oublions pas que sa raison d’être est de constituer un fonds destiné à encourager les patrons à résister aux grèves sans céder aux revendications. Si l’on voulait en rire, on pourrait au moins se réjouir que les patrons, lorsqu’il s’agit de leurs intérêts, aient intégré le principe de la solidarité par répartition…

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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