« Retour en Normandie », de Nicolas Philibert : « Liberté et fragilité »

Dans « Retour en Normandie », Nicolas Philibert retrouve les personnes qui ont joué dans « Moi, Pierre Rivière… », de René Allio. Il explique ce choix, évoque l’œuvre d’Allio et livre sa profession de foi de cinéaste.

Christophe Kantcheff  • 4 octobre 2007 abonné·es

Retour en Normandie* revient sur Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma soeur et mon frère [^2], que René Allio a tourné en 1975, et sur lequel, avec Gérard Mordillat [^3], vous étiez assistant-réalisateur. Retour en Normandie est donc un film réflexif, un film sur le cinéma. Pourquoi être allé dans cette direction-là ?**

Nicolas Philibert : Ce Retour en Normandie , c’est aussi un retour sur moi-même. J’ai eu envie, non pas de faire un bilan, mais de revenir sur une expérience très forte, presque fondatrice, tant sur le plan humain que cinématographique. Moins sur le tournage, d’ailleurs, que sur sa préparation, ces trois mois durant lesquels nous avons sillonné le bocage normand pour trouver les « acteurs », les décors, les figurants. Pour sensibiliser les gens à ce projet et les entraîner avec nous dans cette aventure, il a fallu déployer une immense conviction, faire partager notre « croyance » dans le cinéma à des personnes dont les préoccupations étaient à des années-lumière des nôtres et auxquelles les travaux à la ferme laissaient peu de disponibilité.

**Ce qui s’est passé avec *Être et avoir a-t-il joué dans ce choix ?

J’avais ce projet depuis longtemps, bien avant Être et avoir . Mais le succès de ce film m’a permis de tourner Retour en Normandie dans des conditions relativement confortables, en pellicule. Est-ce que les suites judiciaires d’ Être et avoir font partie des raisons qui m’ont poussé à revenir vers des fondations ? Ce n’est pas impossible, mais le déclic a surtout été le constat, en montrant un jour le film d’Allio à des élèves de la Fémis, que ce cinéaste était en train de tomber dans l’oubli. J’ai voulu réparer cette injustice.

Le film est aussi discrètement marqué par la filiation. Vous retrouvez une image de votre père, qui a joué dans Moi, Pierre Rivière mais fut coupé au montage. Et vous avez utilisé une superbe musique, évoquant Fauré, signée André Veil…

André Veil était mon grand-père maternel. C’était un petit industriel lorrain qui composait pour son plaisir en rentrant de son travail, le soir, sur son piano. L’année de mon CM2, je l’ai passée chez mes grands-parents. Le soir, je m’endormais en l’écoutant composer.

Retour en Normandie* capte ce qu’il est difficile de montrer au cinéma : le temps..** .

Le temps qui passe, la mémoire, le présent… Il ne s’agissait pas de faire un pèlerinage nostalgique, mais un film qui prendrait appui sur le passé pour parler d’aujourd’hui. La mémoire n’est pas un réservoir inerte. Elle nous permet de construire le présent. Le film parle de cela, sans jamais chercher à prendre la thématique à bras le corps.

La première image montre une naissance, celle d’un porcelet. Faut-il y voir comme le commencement d’un cycle ?

Cette naissance difficile, où un petit porcelet peine à faire surface, c’est un peu la métaphore du film lui-même au moment où je l’ai commencé. Au début, je ne savais pas où j’allais, si je les retrouverais tous, encore moins ce que ces retrouvailles produiraient. Les choses ne tiennent souvent qu’à un fil. Est-ce que ce nouveau film est le début d’un cycle ? Je ne sais pas. Ce que je peux dire, c’est qu’il repose sur des rencontres, comme tous mes précédents. En même temps, il est plus éclaté, plus libre. Après Être et avoir , tourné dans une école, celui-ci fait l’école buissonnière. Il n’est pas linéaire. Il s’autorise des méandres, des surprises, des bonds en avant, et procède souvent par associations d’idées. J’aime beaucoup inventer au fur et à mesure, et je crois que ce film en porte la marque. Je ne me vois pas à la tête d’une équipe de 80 personnes, avec un plan de travail draconien, des heures de maquillage, une équipe hyperhiérarchisée, un scénario, des contraintes économiques très lourdes… Je préfère ce mélange de liberté et de fragilité qui colore mon travail.

Un exemple de cette liberté : vous filmez un couple qui raconte la maladie psychique de sa fille et dit sa souffrance, sans que le lien avec le film de René Allio soit clairement établi…

Charles, l’homme de ce couple, jouait un petit rôle, et sa propre mère un rôle important, celui de la grand-mère du meurtrier. Mais ce n’est pas précisé, et cela n’a pas une grande importance. Par ailleurs, s’il existe un lien entre la « folie » de Pierre Rivière et la maladie dont souffre la fille d’Annie et de Charles, c’est plus un lien de hasard. Le souligner de façon volontariste aurait été absurde et maladroit.

Retour en Normandie* dessine le portrait d’un cinéaste aujourd’hui méconnu, René Allio, un cinéaste exigeant et politique…**

La dimension politique est présente dans toute l’oeuvre d’Allio, depuis la Vieille Dame indigne , l’histoire d’une femme qui s’émancipe, une fois devenue veuve, jusqu’à Transit , son dernier film, d’après Anna Seghers. On a souvent qualifié Allio de « brechtien », une étiquette qui l’exaspérait parce qu’elle était synonyme de « froideur », de « distance », mais il suffit de voir Moi, Pierre Rivière ou Rude Journée pour la reine , ce film où Simone Signoret incarne une femme de ménage qui se rêve en princesse, pour sentir toute la tendresse qu’il avait pour ses personnages. Dans Rude Journée , en montrant comment une femme « du peuple » s’accroche aux rêves distillés par ces magazines « people » qui ne font qu’endormir les consciences, Allio abordait la question politique de façon frontale, mais il lui est arrivé aussi de passer par l’histoire, comme dans les Camisards , où il raconte le soulèvement d’une poignée de paysans protestants des Cévennes, sous Louis XIV, pour défendre leur liberté de pensée et de culte. Pour autant, ses films ne sont pas militants : Allio voulait donner à penser, plutôt que penser à la place des autres. Il a souvent eu les pires difficultés pour faire ses films, et malgré les nombreux échecs commerciaux qu’il a rencontrés, je ne l’ai jamais vu se décourager. En le voyant travailler, j’ai compris que la liberté artistique est sans cesse à conquérir et à reconquérir.

Les personnes qui ont joué dans Moi, Pierre Rivière que vous avez retrouvées évoquent comment cette expérience a contribué à les ouvrir au monde. Elles disent comment leur participation à ce film s’est inscrite dans leur vie…

Retour en Normandie est une profession de foi dans le cinéma. Je voulais montrer comment le cinéma constitue de la mémoire et peut changer le regard que nous portons sur le monde. Un film c’est d’abord le geste individuel d’un créateur, mais celui-ci ne peut s’accomplir que dans un rapport au collectif. En revenant sur les traces du tournage de Moi, Pierre Rivière , je voulais parler de cette dimension-là, du cinéma comme une expérience où il peut y avoir de l’échange, un brassage de savoirs et d’idées au service d’un projet ambitieux. La plupart des non-professionnels qui ont joué dans le film d’Allio ont tourné la page, repris leurs activités habituelles, mais cette expérience a continué à « travailler » en chacun, elle les a influencés, les a aidés à grandir, a orienté certains de leurs choix. Finalement, Retour en Normandie est un film sur l’«~après~». Pour un documentariste, cette question de l’« après » est très importante : qu’est-ce qu’on laisse derrière soi quand on fait un film ? Parfois, ce sont des aventures humaines qui se prolongent. Pas toujours. On a une responsabilité. Les gens qu’on filme, on les fige dans une image donnée, à un moment précis de leur vie. Eux, ils évolueront, mais pas l’image que le film laisse d’eux-mêmes.

[^2]: Moi, Pierre Rivière ressortira en salle le 24 octobre.

[^3]: Par ailleurs, l’éditeur de DVD Blaq out vient d’éditer la Voix de son maître, le premier film de Nicolas Philibert et Gérard Mordillat, un DVD dont Politis est partenaire.

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