« La puissance militaire n’est pas nécessairement agressive »

Pour Pascal Boniface, on ne peut à la fois critiquer l’omnipotence américaine et ne rien faire pour que l’Europe devienne un acteur stratégique autonome.

Pascal Boniface  • 1 novembre 2007 abonné·es

La famille altermondialiste a opéré une mutation, d’ailleurs traduite dans le vocabulaire, puisque l’on est passé de l’antimondialisation à l’altermondialisation. Vus autrefois comme diagnostiquant de vrais problèmes, et préconisant des thérapies sympathiques mais souvent inapplicables, les altermondialistes ont su acquérir une réputation de sérieux et de crédibilité, en matière d’économie internationale. On peut discuter de leurs positions, mais pas les disqualifier pour irréalisme. Une telle mue ne s’est pas (encore ?) réalisée pour les questions stratégiques. Ces dernières restent largement le trou noir de la pensée altermondialiste. Aucune théorie de « l’altersécurité » n’a encore été développée. La gauche antilibérale est unie pour dénoncer la guerre, mais, au-delà de ce « non » vibrant et bienvenu, il est difficile de voir quelles propositions concrètes en termes de sécurité collective sont faites. J’entends par là des positions qui tiennent compte non pas d’un monde idéal, mais de celui très imparfait dans lequel on vit. Il ne suffit pas d’évoquer le respect des règles de l’ONU et du droit international, ou le refus de la guerre, pour avoir un vrai programme de sécurité. On voit ce qui est refusé, on ne voit pas comment mettre en oeuvre une alternative crédible.

Cela vient d’une méfiance fondamentale, voire d’une hostilité de cette famille politique à l’égard de la notion de puissance. Le souvenir historique de la course à la puissance des nations européennes jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, et de ses conséquences catastrophiques, et l’utilisation agressive qui en est faite actuellement par les États-Unis, l’aggravation des conflits qui en résulte, expliquent en grande partie le refus de la puissance. En France, la saignée de la Première Guerre mondiale, la cuisante défaite en 1940 d’une armée dont on pensait qu’elle était la première du monde et le souvenir de la guerre coloniale font qu’une partie de la gauche rejette par principe et de façon absolue le recours à la force armée.

Le problème est que le refus de la puissance pour soi n’empêche pas les autres de développer des politiques de puissance.

Malheureusement, nous ne vivons pas dans un monde idéal, mais dans un monde façonné et régi par les rapports de force. Si nous voulons les changer, et c’est plus que nécessaire, il faut partir de ce qui existe. On ne peut pas se contenter de dénoncer les dérives guerrières américaines ou la nature répressive du régime chinois sans proposer comment, concrètement, en limiter les effets négatifs. Et, pour cela, il est nécessaire de n’être pas tout à fait démuni face à eux en termes de puissance.

Évidemment, la force militaire doit être strictement encadrée par le droit international. Il ne faut pas être abusé par des idéaux moraux qui sont de plus en plus mis en avant pour servir uniquement à une politique de puissance agressive. Mais la Charte de l’ONU, si elle interdit le recours à la guerre dans les relations internationales, accepte l’usage de la force armée dans deux cas. Il s’agit de légitime défense ou de décision collective du Conseil de sécurité, censé ainsi agir au nom de la communauté internationale en cas de menaces sur la paix et la sécurité collective.

Nous ne pouvons à la fois critiquer l’omnipotence américaine et ne pas organiser l’Europe de la sécurité pour faire en sorte qu’elle puisse être un acteur stratégique autonome sur la scène mondiale. L’Europe de la défense ou de la sécurité n’est pas une fin en soi. Elle doit être mise au service d’un objectif. Si, comme certains le souhaitent, il ne s’agit que de mieux coordonner notre politique avec les Américains, se laisser guider par eux et suivre leurs orientations stratégiques quelles qu’elles soient, au nom de je ne sais quelle solidarité atlantique, et, au final, de rendre simplement plus efficace une mauvaise politique, l’Europe de la défense est assurément contre-productive. Le problème est que le suivisme à l’égard des Américains est souvent le prix à payer pour l’inexistence de capacité de défense. On n’a pas les moyens de se défendre ou d’intervenir alors on remet les clés de sa sécurité à Washington.

Mais si l’Europe, ce qui n’est pas encore fait, met sa puissance au service du multilatéralisme, du règlement pacifique des différents, les choses changeront.

Si elle développe un projet politique à la recherche de l’intérêt général (ce qui n’est pas encore fait), non seulement il n’y aura pas à craindre qu’elle possède une certaine puissance, mais cela sera même souhaitable. La puissance militaire n’est pas nécessairement mise au service d’un projet agressif. Elle peut au contraire, être une contribution au règlement de situations humainement et moralement inacceptables. L’intervention britannique en Sierra Leone, par exemple, qui a mis fin à une guerre civile barbare, était-elle critiquable car venant d’une puissance européenne ?

Quitte à écrire ce qui sera ressenti par une partie des lecteurs comme une provocation inacceptable, n’est-ce pas parce que la France avait une capacité autonome de défense (et une sanctuarisation nucléaire) qu’elle a pu développer une politique internationale autonome à l’égard des États-Unis ? Elle ne fut pas exempte de manquements aux principes moraux, mais, au final, n’a-t-elle pas joué un rôle globalement positif en termes d’indépendance des peuples, de marge de manoeuvre face aux deux superpuissances ? N’est-ce pas à partir du moment où l’Allemagne n’a plus dépendu pour sa sécurité de la garantie américaine qu’elle a pu s’opposer à Washington, qu’il s’agisse de la guerre d’Irak ou du bouclier antimissile ? Les progressistes sont confrontés au choix suivant. Ils peuvent continuer à refuser l’Europe puissance tout en continuant à fustiger l’unilatéralisme et l’agressivité américaine. Mais alors rien ne changera. Ou ils peuvent, pour que l’Europe puisse faire entendre sa voix de façon autonome, accepter le projet d’une Europe plus forte, qui puisse continuer d’être en relation avec les États-Unis. Sinon, comme la justice, qui a les mains propres mais n’a pas de mains, les Européens progressistes peuvent critiquer la notion de puissance pour en laisser le monopole, dans le monde concret, aujourd’hui aux États-Unis, demain au duopole sino-américain.

Il ne s’agit évidemment pas de se lancer à la poursuite des Américains dans une course aux armements inutile et dangereuse. Les menaces qui pèsent sur l’Europe sont en réalité moindres qu’avant et rendent encore plus illégitime une telle option. Mais, à l’inverse, l’impuissance conduit au suivisme et à la passivité. Avoir une capacité minimale de puissance stratégique qui nous donne les moyens de l’indépendance et du soutien à la paix dans le monde, dans le respect du droit et de la justice internationale, est un projet qui ne devrait pas effrayer ceux qui veulent changer le monde et ne pas se contenter de protester contre son mauvais état.

Idées
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