« Pour un modèle social européen »

Pour Gilbert Achcar, l’Europe-puissance est une chimère qui gonflerait encore « Pour un modèle social européen »Pour Gilbert Achcar, l’Europe-puissance est une chimère qui gonflerait encore

Gilbert Achcar  • 1 novembre 2007 abonné·es

Dans un article publié dans le Monde du 22 mai 2003, Hubert Védrine écrivait : « Les Européens ne sont toujours pas d’accord sur ce que doit être l’Europe dans le monde, Europe-puissance ou simple espace de paix, de liberté et de prospérité… » Même si ce n’était évidemment pas son intention, l’ancien ministre français des Affaires étrangères définissait ainsi parfaitement les deux termes de l’alternative véritable, qui est bien celle qui oppose, d’une part, l’option de « l’Europe-puissance » et, de l’autre, celle de « l’Europe, espace de paix, de liberté et de prospérité ».

En effet, la notion même d’« Europe-puissance », dont la connotation militariste est une dimension fondamentale, suppose un accroissement très substantiel des dépenses militaires des pays membres de l’Union européenne. Dans un contexte de mondialisation néolibérale où les mots d’ordre sont « rigueur », « compression des dépenses budgétaires » et « réduction des déficits publics » (sauf aux États-Unis mêmes, par privilège de suzeraineté), tout accroissement significatif des dépenses militaires supposerait forcément une réduction des dépenses sociales bien plus importante encore que ce qui est déjà le cas. Le gouvernement français en donne l’exemple, qui favorise le poste budgétaire de la défense, à la poursuite d’une volonté de projection de puissance à coup de porte-avions et autres « pompes à fric » militaires ­ au détriment des urgences sociales dorénavant soulignées par des vagues récurrentes d’émeutes urbaines, sans parler de l’effort indispensable au redressement d’un enseignement supérieur et d’une recherche menacés de déliquescence
[^2].

En 2006, selon les chiffres comparatifs des dépenses militaires fournis par l’Otan, la France a dépensé 579 dollars par habitant, venant en troisième position des pays de l’UE après la Norvège (679) et le Royaume-Uni (645), et bien avant l’Allemagne (320) ou l’Italie (286). On comprendra ce que signifierait une volonté européenne de rivaliser avec les États-Unis en matière de puissance militaire en comparant ces chiffres aux 1 436 dollars par habitant de ce dernier pays ­ et cela sans même tenir compte de l’énorme fossé à combler, qui impliquerait que l’Europe mette les bouchées doubles par rapport au géant américain sur une période d’une ou deux décennies au minimum [^3]. Le prix social d’une telle chimère serait catastrophique et, en vérité, inabordable face aux résistances des salariés et retraités, à moins d’une catastrophe économique de grande ampleur, doublée d’une dérive politique autoritaire ­ autrement dit, des conditions comparables à celles qui débouchèrent sur le surarmement de l’Allemagne sous Hitler.

Cela signifie-t-il que l’Europe est condamnée à renouveler en permanence la vassalité à l’égard du suzerain américain qui est la sienne depuis 1945 ? La réponse ne serait affirmative que dans l’hypothèse où l’Union européenne continuerait à se placer sur le terrain de l’impérialisme et à s’inscrire de ce fait même au coeur du système impérial mondial dominé par Washington en tant que puissance tutélaire. Toutefois, d’un point de vue épris de progrès social et de paix, c’est précisément « l’Europe, espace de paix, de liberté et de prospérité » qui serait le meilleur antidote à « l’hyperpuissance » états-unienne ­ et le plus efficace. C’est en se constituant en pôle alternatif à la fois sur le plan du modèle socio-économique (l’Europe sociale) et sur celui des relations internationales ­ promotion du droit et des institutions collectives contre la loi de la jungle favorisée par Washington, conception de la sécurité priorisant l’éradication de la pauvreté et le développement, ainsi que la protection de l’environnement ­ que l’Europe pourrait enrayer le plus efficacement la dérive interventionniste engagée par les États-Unis depuis la fin de la Guerre froide. Par là même, l’Europe serait en mesure d’enrayer l’évolution inquiétante des relations internationales et du comportement, réactif pour une bonne part, des autres puissances et États de la planète, et de s’ériger en pôle d’attraction majeur pour leurs populations.

Une Europe s’imposant comme modèle économique, social et politique à l’attention du reste du monde disposerait d’un « soft power » (pouvoir idéologique et culturel, et reconnaissance de légitimité) infiniment plus important que la puissance militaire des États-Unis. Son « soft power » pourrait s’exercer sur le talon d’Achille de « l’hyperpuissance » impériale elle-même : la population américaine, seule à même de changer radicalement le comportement international de son pays tout en changeant ses modes de régulation socio-économiques ­ comme elle avait déjà entrepris de le faire il y a tout juste soixante-quinze ans
[^4]
.

[^2]: C’est ainsi que les dépenses militaires françaises, en pourcentage du PIB, ont dépassé ces dernières années celles de tous les autres membres de l’UE à l’exception de la Grèce ­ même celles du Royaume-Uni, malgré son engagement en Irak. La France maintient 1,6 % de sa population active dans les activités de sa « défense », contre 1,3 % pour les États-Unis, 1 % pour le Royaume-Uni et 0,7 % pour l’Allemagne.

[^3]: On part ici de la présupposition ­ pour le moment tout à fait utopique ­ d’une Europe homogène et centralisée dans sa politique extérieure et militaire, faute de quoi tout discours de concurrence avec les États-Unis dans ces domaines n’a aucun sens.

[^4]: C’est le 8 novembre 1932 que le président le plus progressiste de l’histoire états-unienne à ce jour, Franklin D. Roosevelt, fut triomphalement élu pour son premier mandat.

Idées
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