Pourquoi (contre) Bourdieu ?

Nathalie Heinich commet, dans la collection de la revue « le Débat », un livre qui se révèle être une attaque en règle contre Pierre Bourdieu et la sociologique critique.

Olivier Doubre  • 15 novembre 2007 abonné·es

Avoir été un disciple avant de s’éloigner d’un maître à penser mène-t-il obligatoirement au ressentiment, voire à la haine ? C’est une question que peut se poser le lecteur après avoir achevé le dernier livre de Nathalie Heinich. Il faut tout d’abord signaler son titre, Pourquoi Bourdieu , qui, sans point d’interrogation, porte de facto à confusion et peut laisser attendre une défense vigoureuse du sociologue. Et la quatrième de couverture ne prévient pas davantage de l’orientation de son contenu, présenté comme une « analyse du phénomène international « Bourdieu » »

Quant au fond, cette « ancienne bourdieusienne » , comme elle le reconnaît sans hésiter ­ Pierre Bourdieu a dirigé sa thèse de sociologie sur l’art, mais aussi, rappelle-t-elle, a fortement contribué à la faire entrer au CNRS ­, commence par faire le récit de sa première rencontre, dans les années 1970, avec le sociologue. Elle est immédiatement « séduite » par l’homme, « fascinant » , au très fort « charisme » . Elle se met alors à suivre son séminaire et intègre ensuite le cercle de ses proches collaborateurs. Mais, au milieu des années 1980, vient la « disgrâce » , causée selon elle par un incident qui semble assez curieux : avoir proposé, lors d’un comité de rédaction d’ Actes de la recherche en sciences sociales , le nom de Pierre Vidal-Naquet pour publication dans cette revue fondée par Bourdieu. L’historien serait pour lui à la fois un « rival » et lui rappellerait sa non-participation à la résistance à la guerre d’Algérie… Notons simplement qu’alors Pierre Bourdieu, faisant son service militaire sur place, écrivit une Sociologie de l’Algérie pour la collection « Que sais-je ? », afin de « dire aux Français, surtout de gauche, ce qu’il en allait vraiment d’un pays dont ils ignoraient souvent à peu près tout » [^2]. Quant à Pierre Vidal-Naquet, il évoqua, dans le recueil collectif Travailler avec Bourdieu (Flammarion, 2003), paru à la mort du sociologue, leur amitié de près de quarante ans, tout en sachant la « façon autoritaire » de diriger son laboratoire de son collègue de l’École pratique des hautes études, déjà vrai « chef d’école » .

Le récit de cette « disgrâce » permet à Nathalie Heinich de présenter Bourdieu tel un « prophète » entouré de « disciples » , doublé d’un « paranoïaque » … L’auteure tente alors de plaquer sur ce qu’elle a pu observer des effets de cour ­ assez fréquents in fine dans le champ intellectuel et que beaucoup de « bourdieusiens » ne nient pas ­ les théories de Max Weber sur la religion ou sur les formes de domination ( « charismatique » ici). Entre témoignage et règlement de comptes teinté d’amertume, l’ouvrage, à grand renfort d’anecdotes personnelles, de considérations souvent subjectives et de citations, peine toutefois à convaincre dans sa tentative d’une analyse sociologique de l’objet « Bourdieu ».

Mais le plus gênant est sans doute que l’auteure ne semble pas assumer clairement sa charge contre Bourdieu. Elle avertit ainsi au départ qu’elle n’écrit « ni une hagiographie à l’usage des bourdieusiens, ni un pamphlet à l’usage des anti-bourdieusiens, […] mais une tentative pour comprendre, et pour expliquer, les raisons de son succès » . Pourtant, pour elle, le sociologue du Collège de France, en quête de notoriété et de pouvoir, aurait construit un « système Bourdieu » où, par un « double discours » , il mêle scientificité et positionnements politiques. Certes, elle ne nie pas ses apports à la sociologie (tels les notions de champ ou d’habitus) ou son travail d’éditeur (avec notamment sa remarquable collection « Le sens commun » chez Minuit). Mais il est clair qu’après son éloignement de celui qu’elle qualifie aussi de « figure paternelle » , lorsqu’elle évoque sa disparition en 2002, c’est bien l’engagement politique de Pierre Bourdieu, de plus en plus marqué à partir des années 1980, qui fait l’objet des attaques les plus vives de Nathalie Heinich. Si celle-ci admet sa « prise de distance » avec le marxisme, la progressive « pénétration des convictions politiques au sein d[e] [son] travail scientifique » contredit, selon elle, le principe de « neutralité axiologique » mise en avant par Max Weber, pourtant l’un des maîtres revendiqués par le sociologue français. Or, constatant que la sociologie de Bourdieu a toujours été « animée par une volonté critique » , voire « dénonciatoire » , Nathalie Heinich lui reproche en fait « la seule chose qui ait changé » , ses nouvelles « cibles » apparues dans les années 1980 et 1990 : attaques contre le démantèlement de la Sécurité sociale, dogmes néolibéraux, promotion de ceux-ci par les grands médias… Pour Nathalie Heinich, on a là une évolution de Pierre Bourdieu vers un « radicalisme » de plus en plus marqué. Un terme qu’elle a récemment, invitée par Alain Finkielkraut sur France Culture, défini comme « la forme sophistiquée de la bêtise »

[^2]: In Esquisse pour une auto-analyse, Raisons d’agir, 2004, p. 57.

Idées
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