Trois jours avec les cheminots

À la gare de Lyon, le mouvement de grève a été l’occasion de débats intenses dans les bastions de SUD-Rail et de la CGT. Pas seulement
pour défendre les régimes spéciaux de retraite.

Thierry Brun  • 22 novembre 2007 abonné·es
Trois jours avec les cheminots

Mercredi 14 novembre : une AG avec la CGT

8 h 30, la gare de Lyon est quasi déserte. L’entrée du premier piquet de grève des agents commerciaux et administratifs ­ à peine visible et interdite d’accès au public ­ se situe en bas d’un escalier mal éclairé, dans la galerie des fresques, entre les guichets, tous fermés, et un magasin Sephora. Quelques syndicalistes sont assis sur les marches de l’escalier, tous de SUD-Rail. Pas de militants de la CGT. L’établissement « Exploitation voyageurs », que les guichetiers nomment l’EEV, est l’un des bastions de SUD-Rail Paris Sud-Est. « Ici, on est majoritaires aux élections professionnelles » , expliquent Didier Fontaine, ex-CFDT passé à SUD-Rail, et Christian Mahieux, secrétaire fédéral.

Illustration - Trois jours avec les cheminots


Lundi 19 novembre, le mouvement de grève à la SNCF est reconduit. DANIAU/AFP

Agent d’accueil sur la ligne D du RER, Nicolas a tenu le piquet de grève dès 5 h 30 : « On fait les prises de service. Tous les cadres sont là. La direction les a repris en main après la grève du 18 octobre et leur a expliqué comment faire passer la réforme… »

« Nous, on est partis pour longtemps, s’il le faut , explique Nathalie Bonnet, secrétaire fédérale de SUD-Rail et agent de maîtrise gérant la maintenance des guichets automatiques. On pense qu’on peut faire plier le gouvernement, et on sait très bien que le défi porte sur l’ensemble du système de retraite. On discutait hier avec le personnel qui n’est pas gréviste : le véritable enjeu est là, tout le monde est conscient que les salariés du public et du privé sont concernés. »

Le gouvernement a reçu dans la nuit et dans la matinée l’ensemble des organisations syndicales. SUD-Rail n’est pas invité à ces négociations de dernière minute, qui ont de quoi dérouter les bases syndicales. La CGT propose au ministre du Travail, Xavier Bertrand, d’ouvrir des « cycles de négociation avec les directions d’entreprise et les représentants de l’État sur chacun des régimes spéciaux » , au lieu d’une négociation globale, comme elle le demandait jusqu’ici. Xavier Bertrand prend acte du fait que Bernard Thibault (CGT) est désormais prêt « à une négociation dans les entreprises » sur les régimes de retraite.

L’attitude de la CGT déroute. Nathalie Bonnet hésite à répondre : « On verra ce qu’ils diront à l’AG. » « On considère que la grève reconductible devait débuter dès le 18 octobre. Pour nous, c’est la suite du 18 octobre », lance Nicole, de SUD-Rail, agent administratif depuis vingt-cinq ans. « Cela fait des mois que je tourne sur le terrain. Les cheminots sont conscients de l’enjeu. Même si la ligne syndicale n’est pas homogène, la rupture de contrat du gouvernement est inacceptable » , ajoute Régis Esteban, jeune syndiqué à SUD-Rail. Agent de maintenance électrique sur les TGV, il participe au piquet de grève de l’atelier de la porte de Charenton. À la maintenance d’automates, Dominique, de la CGT, ajoute qu’avec « des horaires décalés, plus on avance en âge, plus c’est pénible. Avec Gallois [ancien PDG de la SNCF], on avait signé un contrat social dans l’entreprise qui tenait compte de ces situations. Il est aujourd’hui remis en cause ».

Brouhaha. « Bien ! Tout le monde est entré, avancez ! » , lance Nathalie, qui anime l’AG. Les cégétistes sont arrivés en petits groupes avec leur délégué, André Brial. On se serre la main, les sourires sont crispés. Quelques allusions fusent sur la grève du 18 octobre : « On était pour la grève reconductible, pas eux » , chuchote un syndicaliste. « Le gouvernement reste sur ses positions, continue Nathalie. Pour nous, la base de négociation, c’est le retrait total du projet, le maintien à 37,5 annuités pour tous et l’ouverture de négociations pour le public et pour le privé sur le financement du système de retraite, et comment on conserve la retraite par répartition. On refuse un système de retraite par capitalisation. » SUD-Rail communique un taux de grévistes dépassant les 60 % avec une pointe à l’exécution et une baisse chez les cadres, « contrairement à ce qui s’est passé le 18 » .

La CGT Paris Sud-Est tente de convaincre la base : « Nous n’avons jamais abandonné le retrait du cadrage gouvernemental, entame André Brial. Et l’une des constantes de la CGT est qu’on ne négocie pas avec l’entreprise mais avec le gouvernement, qui est le donneur d’ordres. On n’a rien à cacher, on veut la transparence sur ce qui s’est passé. Sachez que les médias travestissent l’information, la manipulent… » Après un flottement, Didier Fontaine enchaîne : « Si on veut le retrait du projet, ce sera au ministère du Travail de prendre la décision, dans le cadre d’une négociation tripartite, je le dis aux camarades de la CGT. On est dans une grève reconductible qui va se poursuivre. Ce ne sont pas les organisations syndicales qui vont mener ce mouvement, ce sont bien les cheminots. » La grève est reconduite pour 24 heures à l’unanimité, sans question ni remarque, et les grévistes sont invités à rejoindre à 14 h 30 la manifestation qui part de Montparnasse. Derrière les leaders syndicaux, les syndicalistes se renseignent sur les négociations en cours chez Xavier Bertrand. « Ce n’est pas ainsi qu’on va régler le conflit , jette un cheminot de SUD-Rail. Ce que pense la confédération n’est pas ce que pensent les syndiqués et les cheminots CGT sur le terrain. J’ai l’impression que les adhérents de la base attendent beaucoup plus que de petites négociations. Ils attendent qu’on ne change rien au régime des cheminots. »

Jeudi 15 novembre : la base exprime ses doutes

Nicolas tient le piquet de grève à l’entrée de l’établissement depuis 5 h 30, pas trop fatigué. « Ça va pour moi. J’habite dans le XIIe arrondissement et je viens à pied. » Les autres se sont débrouillés grâce au covoiturage. Certains ont dormi sur place ou dans le local syndical. Non grévistes, quelques guichetiers en uniforme viennent prendre leur service. Presque tous les guichets sont ouverts dans la galerie. Quelques mots sont échangés. « On a appris que Xavier Bertrand a envoyé une lettre aux syndicats, mais pas à nous » , résume Nicolas. Le tract de SUD-Rail, achevé à 1 h du matin, témoigne de l’amertume des troupes sur la « bafouille à Xavier » : « La fédération SUD-Rail, deuxième organisation syndicale de la SNCF, n’a pas reçu la lettre de M. Bertrand. Alors là, on est bien puni ! Mais elle circule dans d’autres organisations, et certains la trouvent tellement insipide qu’ils s’en sont débarrassés sans problème. » Un gréviste résume la situation : « La crainte qu’on a, c’est que la CGT nous lâche. » Xavier Bertrand a reçu dans la matinée le secrétaire général de la CGT, Bernard Thibault, après la proposition de la confédération de négociations tripartites. Quelques heures avant les AG matinales, le secrétaire général de la CGT-Cheminots, Didier Le Reste, indique que la proposition gouvernementale de négocier sur la réforme des régimes spéciaux de retraite contient des « éléments nouveaux » , mais qu’il revient aux salariés de décider de la suite de la grève.

À l’AG de 10 h 30, Nathalie Bonnet ne transige pas. « Pour nous, la base de négociations, c’est le retrait total du projet. Donc maintien à 37,5 annuités pour tous. Pour l’instant, nous refusons toutes les négociations en entreprise. » Dans ses petits souliers, André Brial emboîte le pas : « Une chose n’a jamais été abandonnée, c’est de faire sauter le décret gouvernemental, ce fameux cadrage. Aujourd’hui comme hier, la CGT n’a pas bougé d’un iota. Et nous avons formulé des propositions pour qu’il y ait des rencontres tripartites. Il n’y a rien à cacher. »

Le mouvement est reconduit pour 24 heures. À la sortie, Junior, un jeune « roulant », conducteur en banlieue et non syndiqué, témoigne de la dureté du mouvement au dépôt du Charolais, à quelques pas de l’AG de l’EEV, « où il y a les conducteurs grandes lignes et les TGV. Sur tout le dépôt, on est 90 % de grévistes, et on se relaie le matin et en soirée pour le piquet de grève. Des conducteurs du syndicat autonome [la Fgaac] ont aussi débrayé, mais ils restent discrets. Tant que cela ne bougera pas, on sera en grève. Le directeur d’établissement est venu nous parler. Il voudrait qu’on reprenne. On a la pression. »

Dans une salle en travaux, près des lignes de TGV, les contrôleurs, majoritairement syndiqués à la CGT, rejoignent leur AG. « Est-ce qu’on est en capacité de négocier ? Est-ce qu’on peut tenir un mois ou est-ce qu’on arrête maintenant pour reprendre dans un mois ? » , interroge Thomas Joussant, délégué CGT. Dominique se pose d’autres questions : « Négocier pendant un mois ? On veut qu’on nous entende ! On n’est pas dans une situation très claire. Est-ce que la fédération CGT est dans la droite ligne de la confédération ? Il y a un décalage entre les bases et ce que dit la confédération ! » « Thibault a une vision d’ensemble, et là, c’est un problème difficile à résoudre avec les salariés des autres entreprises » , réagit Stéphane. « On avait déjà fait grève en 2003, dix jours, par solidarité, et, malheureusement, on a eu une fédération qui n’a pas suivi. Je ne suis pas certain de recommencer… L’année prochaine, c’est 41 ans, puis 42 ans de cotisations dans deux ans… » , intervient Yann.

« Tout est mis en oeuvre pour casser les grévistes. Nous sommes le dernier maillon de la chaîne de production de la SNCF, tempère Arnaud. À un niveau de pension moins élevé que dans le privé. Une grève coûte entre 60 et 80 euros par jour aux contrôleurs. Et le front unitaire est toujours présent… Alors, est-ce qu’on se bat pour un aménagement des conditions de retraite, avec une surbonification pour ceux qui veulent aller au-delà de 55 ans ? » Face aux quelque 120 contrôleurs, le délégué de SUD-Rail, Alain Cambi, répond : « Il n’est pas question de s’arc-bouter sur les 37,5 annuités, mais de donner la possibilité de partir à retraite égale, notamment pour les anciens et pour les jeunes. Il faut un aménagement à périmètre égal et la sauvegarde du régime général. » « Ce n’est pas ce que j’ai lu dans les tracts ! » , rétorque un gréviste dans la salle. Nadia relance : « On a créé un rapport de force suffisant pour que le gouvernement organise un débat et entame des négociations. Il faut être réaliste, je ne suis pas pour le maintien des 37,5 annuités ! » </>
Thomas Joussant clôt l’AG, qui reconduit le mouvement pour 24 heures : « On est toujours pour l’ouverture de négociations sur les trois piliers : les 37,5 annuités de cotisation, le système de décote et l’indexation des pensions. Et pour adresser une lettre à Bertrand et préciser ces points. » Le soir, dans un communiqué, sept fédérations de cheminots, sans les autonomes de la Fgaac, exigent un contenu et un calendrier précis pour des négociations tripartites. Elles demandent aux assemblées générales de cheminots qui se tiendront le lendemain de « reconduire le mouvement de grève pour 24 heures » , soit jusqu’à samedi.

Vendredi 16 novembre : vers des négociations

Au piquet de grève des guichetiers, malgré la fatigue, les agents sont remontés après les déclarations du ministre du Travail. Vers 9 heures, Xavier Bertrand répète que des négociations tripartites seront ouvertes « immédiatement », dès que les syndicats appelleront à la reprise du travail. Les dirigeants de SUD-Rail prévoient du monde à l’AG. « On va essayer d’élargir le mouvement ce week-end » , glisse l’un d’eux.

Dans la matinée, les grévistes commentent les chiffres de la veille : « Un taux de gréviste national de 42,80 %, un taux important », estime la CGT. « Malgré les effets d’annonce dans les médias sur la prétendue reprise à la SNCF, la mobilisation de jeudi reste très forte » , résume le premier numéro de Luttes sociales , « feuille d’information des grévistes de PSE [Paris Sud-Est] » , distribuée par SUD-Rail.

Plus d’une centaine de cheminots participent à l’AG, sous un chapiteau, aux abords de la gare de Lyon. Nathalie Bonnet fait le point : « Il y a toujours une forte mobilisation sur l’établissement, et Bertrand ne veut pas négocier sur les principaux points, c’est-à-dire les 37,5 ans, la décote et l’indexation sur les prix. » André Brial estime aussi que « les propositions de Bertrand sont floues » sur ces trois points. « Les collègues veulent des clarifications sur le contenu. Et sur l’engagement des négociations dès aujourd’hui, la réponse du gouvernement est une fin de non-recevoir. C’est un gouvernement qui fait preuve de contradictions. » Comme dans d’autres AG, les deux syndicats proposent une motion, destinée au ministre du Travail et à la présidente de la SNCF. Un syndicaliste de SUD-Rail s’étonne que, dans la motion, « ne soit pas explicitement marqué : contre les 40 annuités » . Après débat, l’assemblée générale de l’établissement « Exploitation Voyageurs » exige du gouvernement « qu’il réponde positivement aux revendications des cheminots » sur « le refus du passage à 40 ans, la suppression des décotes, l’indexation des pensions sur les salaires et non sur l’indice des prix » .

Les agents veulent aussi « une réunion tripartite rapide » qui « doit avoir pour objet de définir précisément le contenu des négociations à venir ainsi que le calendrier de celles-ci » , et reconduisent la grève pour 24 heures. Dans la soirée, après son passage à l’Élysée, la direction de la SNCF envoie à six fédérations (SUD-Rail ne l’a pas reçu) un « document de méthode sur la réforme du régime spécial » . Dès le lendemain, la fédération SUD-Rail annonce « qu’aucun des trois points fondamentaux décrétés comme non négociables par le gouvernement ne fait partie du contenu de la négociation » , prévue le 21 novembre.

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