Clochard céleste

Dans « Garage », Lenny Abrahamson dresse le portait
d’un exclu farce et triste dans une campagne irlandaise
décadente et délabrée.

Ingrid Merckx  • 10 janvier 2008 abonné·es

Josie fait un peu penser au Lennie de Des souris et des hommes . Une forte présence physique. Quelque chose de tendre. Et comme un léger retard. Suffisamment «~normal~» pour qu’il y ait méprise. Suffisamment décalé pour qu’il n’y ait plus de doute. L’idiot du village en somme. Confident ou souffre-douleur. Compagnon ou bouc émissaire. La figure même de l’innocent. Ou de l’innocence coupable…

En campant ce personnage dans un bled déserté du fin fond de l’Irlande, aux commandes d’une station-service qui n’alimente guère plus d’un camion égaré par semaine, Lenny Abrahamson brosse le tableau d’une campagne qui se déshumanise jusqu’à l’horreur. Solitude, mutisme, désespoir, alcoolisme, violence~: ce sont les concitoyens de Josie qui ont l’air dégénérés. Tandis que lui ne semble qu’inadapté à un monde devenu trop dur, trop moralisant, trop délabré.

Ce n’est pas un hasard si le cinéaste s’attache à la carrure du garagiste, à son bleu crade, à sa démarche boiteuse, à son gros ventre, à sa douche froide matinale, les fesses à l’air dans son hangar, à sa manière de rater un thé au lait, à la façon dont il dispose quelques biscuits sur une assiette pour un invité, à ses promenades vers le champ où se trouve le cheval pie ­ son seul copain ­, à sa contemplation du coucher de soleil le soir derrière son garage, une canette de bière à la main. À son envie d’être bien. Heureux~? Garage n’est ni une farce, ni une satire burlesque, même si, du fait de ses maladresses, Josie peut prêter à sourire. C’est un portrait sur fond de conte socio-moral, et un conte sombre. Sur la responsabilité des uns vis-à-vis des autres~: qui parle avec qui~? Qui donne sa chance à qui~? Qui martyrise qui~? Qui fait plonger qui~? «~C’est vide dans ma tête~» , avoue Josie à l’adolescent inerte qui vient, le week-end, compter les heures avec lui. Vide comme la campagne environnante, comme le vide que Lenny Abrahamson laisse s’engouffrer dans ses plans larges et fixes, ses conversations absentes, ces champs de tourbe qu’il filme comme Ken Loach les terrains vagues au pied des cités ouvrières.

Parce qu’il fait rire malgré lui, blesse sans le vouloir et essaie d’esquiver l’agressivité des autres, Josie est d’abord une personnification de la solitude, à laquelle le comédien Pat Shortt confère un grand mystère et une grande tristesse. Car le drame de Josie, c’est qu’il finit par prendre conscience de sa discordance, de ses limites, de ses bévues. Il incarne, d’une certaine manière, le tutélaire fou philosophe. Qui sait encore se nourrir du charme du paysage. Qui refuse la détresse des autres. Qui se révèle incapable d’identifier l’axe du mal. En jouant d’une relative ambiguïté à ce propos, Lenny Abrahamson donne de l’épaisseur à son portrait. Josie n’est pas seulement la victime édifiante d’une société féroce. Il n’est pas seulement un aimable clochard des champs. Mais il n’est pas non plus le meurtrier surprise que révèle cruellement Steven Soderbergh dans le Midwest décadent de Bubble . Josie incarne l’exclu dolent qui échappe fatalement à la logique des autres. Et c’est peut-être tant mieux.

Culture
Temps de lecture : 3 minutes