En Mauritanie, la société civile monte au front

Dans le cadre du Forum social décentralisé, des associations mauritaniennes ont débattu de la perspective de tenir un jour à Nouakchott un Forum maghrébin, en toute indépendance. Reportage, Patrick Piro.

Patrick Piro  • 31 janvier 2008 abonné·es

Les boubous blancs ou bleus investissent la salle aux néons blafards. On ajuste des turbans. Les femmes aux voiles colorés occupent plutôt les travées de droite, mais la mixité règne. Les corps se meuvent dans d’incessants jeux de drapés. Les premiers débats démarrent avec deux heures de retard : jour de grande prière, le vendredi est à nouveau chômé ­ la Mauritanie, république islamique, a rejoint depuis trois semaines le régime du « week-end musulman », après trois ans d’interruption. Une centaine de personnes, représentant presque autant d’associations ou d’ONG, siégeant essentiellement à Nouakchott ([^2]), sont rassemblées au Centre de formation des cadres de la jeunesse et des sports pour affronter les défis de la société civile mauritanienne. Perspective : organiser un jour à domicile un Forum social maghrébin
[^3]. L’indispensable thé vert circule à intervalles réguliers.

Illustration - En Mauritanie, la société civile monte au front


À Nouakchott, un atelier de couture du quartier Elmina, monté par des jeunes aidés par Hawa Sidibé. PATRICK PIRO

« Ces 25 et 26 janvier, des centaines de manifestations se tiennent sous toutes les latitudes à l’égide du Forum social mondial 2008 » , explique Gustavo Marin, de la Fondation Charles-Léopold-Mayer (Paris). Il s’agit d’abord de signifier à une partie de l’auditoire qu’il n’est pas question ici de finances à distribuer, mais de participer à la construction d’un mouvement mondial de résistance au libéralisme.

En diplomate, Mamadou Niang, chargé des relations internationales à la Confédération générale des travailleurs mauritaniens, suggère que l’on s’intéresse d’abord à la « gouvernance » en Mauritanie. « Contrôle citoyen sur la répartition des richesses », « investissements prioritaires pour les plus démunis », « participation de chaque citoyen, même analphabète », « accès à l’information dans tous les secteurs de l’administration »… Sous son apparence technocratique, le thème passionne l’auditoire. En effet, la plupart des gouvernements africains ont dû se soumettre, de la part des bailleurs de fonds, à des « programmes de bonne gouvernance », dont le fiasco est visible. « Attention aux mots, refusons le gavage conceptuel, s’élève Sidiki Daff. Cette « good governance », c’est un catalogue de recettes piochées chez les Anglo-Saxons, et qu’on cherche à nous fourguer tel quel. » Animateur du Centre de recherches populaires pour l’action citoyenne à Guediawaye (Sénégal), il a consacré six ans, avec son équipe, à parcourir huit pays de la région pour collaborer avec des groupes de paysans, des intellectuels, des femmes, des jeunes, etc. Il en a tiré quinze propositions pour refonder la gouvernance en Afrique [^4].

Exigence récurrente des bailleurs, depuis quelques années, la « participation de la société civile » à la gestion des affaires publiques. Au point que l’Union européenne a ajourné, fin 2006, la signature avec la Mauritanie d’un programme d’aide au titre du Fonds européen de développement. Motif : manque d’interlocuteurs structurés de la société civile.

Certes, le temps n’est plus à l’autoritarisme des années 1990, quand le président Taya créait de multiples associations sous son obédience et leur imposait l’aval du gouvernement pour tout financement issu de l’étranger. Mais les militaires qui l’ont renversé en 2005 ont échoué à mettre en place une plate-forme associative qui ait l’agrément des bailleurs. Nouvelle tentative depuis la période d’ouverture démocratique inaugurée par l’élection du président Abdallahi en mars 2007. Son gouvernement, qui comporte un ministre chargé des relations avec le Parlement et la société civile, prépare une loi destinée à encadrer une nébuleuse de quelque 1 500 ONG. Les plus choquées d’entre elles sont dans la salle, elles exigent de nombreux amendements. « Rien n’indique qu’ils seront pris en compte, nous devons faire pression » , s’alarme Abdallahi Diarra, coordinateur d’un réseau pour la promotion de la démocratie et de la citoyenneté. « Le problème de fond n’a guère changé : l’État passe son temps à vouloir organiser le monde associatif en fonction de ses besoins, commente Mamadou Niang. Les conflits de pouvoir s’exacerbent, et ça bloque. » Le gouvernement, qui avait dans un premier temps accepté que la société civile organise un forum social maghrébin à Nouakchott, a été jusqu’à prétexter le manque de consensus entre les associations pour retirer son agrément, fin 2007.

Dans le public, Hawa Sidibé, présidente d’association (voir ci-contre), met les pieds dans le plat. « L’une des raisons de la faible influence de la société civile, c’est aussi le manque de crédibilité de nombreuses associations ! Trop d’individus qui ne représentent qu’eux-mêmes parlent en notre nom. L’une des retombées d’un forum social maghrébin devra être d’en limiter l’influence. » En Mauritanie, on les appelle des « ONG cartables » : un malin flaire des subventions à capter, dépose les statuts d’une association, s’intitule président et balade une sacoche pleine de documents qu’il distribue généreusement. « Sans même parler des dérives, la recherche de fonds à court terme est souvent la motivation principale, appuie Abdellahi Awah, conseiller au ministère de l’Enseignement supérieur. La société civile mauritanienne reste aussi trop clivée par des intérêts de clans et de tribus. Elle manque d’ambition, elle doit saisir l’occasion historique de l’ouverture démocratique. » Gustavo Marin revient à la charge, et lui en propose une : contribuer à la rédaction d’une charte des peuples du Sahel et du Sahara. Malgré une panne d’électricité qui les laisse dans la pénombre et sans sonorisation, les participants remettront près de 150 propositions d’articles. Une synthèse sera remise aux partenaires du Maghreb. Histoire de montrer que la société civile mauritanienne, toute à sa lutte d’émergence, n’a en rien renoncé à tenir « son » forum social maghrébin.

[^2]: La capitale mauritanienne concentre un tiers des 2,7 millions d’habitants du pays.

[^3]: Le premier rassemblement altermondialiste de la région s’est tenu à Bouznika, au Maroc, en janvier 2006 (voir Politis n° 887).

[^4]: Consultables sur le site .

Monde
Temps de lecture : 5 minutes

Pour aller plus loin…