Retour de mémoire

Avec « Une guerre sans fin », Bertrand Leclair a écrit un roman nécessaire sur les mensonges et les ombres de la guerre d’Algérie, qui empoisonnent encore notre présent. Sans manichéisme ni relativisme. Mais riche en perspectives.

Christophe Kantcheff  • 4 janvier 2008 abonné·es

L’éditeur présente Une guerre sans fin, de Bertrand Leclair, comme son « premier roman au sens “conventionnel” du terme » , alors que l’auteur en a déjà publié quatre. Malgré la précaution des guillemets, il faudrait discuter de cette expression, « roman conventionnel », alors même que toutes les conventions du roman ont explosé (hormis commercialement, où le pire chromo prévaut toujours). Mais on devine à quoi elle fait allusion. Avec Une guerre sans fin , Bertrand Leclair aurait un grand sujet, et s’éloignerait de l’intimisme très autobiographique de ses romans précédents. Sans doute, même si tous sont traversés par ce « sujet » capital en littérature : celui de la langue. Mais c’est vrai, Bertrand Leclair raconte ici de fortes destinées qui s’inscrivent dans l’Histoire, avec un H majuscule. La « guerre » du titre est en effet la guerre d’Algérie. Un « grand sujet », qui appartient à notre aventure collective et touche à notre identité nationale.

Et pourtant. Quoi de moins conventionnel que ce roman ! Non seulement la littérature française s’est peu intéressée à la guerre d’Algérie, mais elle ne l’a jamais fait de cette façon. C’est-à-dire en tissant des liens entre hier et aujourd’hui ; en prenant pour scène initiale le récit de la déchéance d’un homme de 40 ans, Thierry Lavergne, conséquence, une génération plus tard, de cette « guerre sans fin » qui empoisonne encore notre présent.
On aurait donc tort de croire que les fils autobiographiques ont totalement disparu.

Bertrand Leclair y apparaît sous son nom, écrivain parti à la recherche d’explications. Pourquoi son ancien ami Thierry Lavergne, chroniqueur à la mode dans un hebdomadaire branché dix ans plus tôt, est-il devenu cette loque, après avoir publié un mauvais roman sur la guerre d’Algérie ? Pourquoi lui a-t-il envoyé ces cassettes d’entretiens avec un certain David Berthon, intégré par mesure disciplinaire dans les pires commandos de la contre-guérilla en Kabylie, féru de torture et de massacres en tous genres, dont il est revenu une main en moins et totalement détruit, à cause d’une histoire d’amour brisé par sa fiancée de l’époque, la future mère de Thierry Lavergne ?

Un demi-siècle plus tard, les ombres demeurent nombreuses. C’est aussi ce qui fait le prix de ce livre : il est celui d’une génération qui s’interroge sur ce qui lui a été transmis de cette « sale guerre ». Ou plus exactement sur ce qui lui a été caché, des lâchetés individuelles comme des responsabilités militaires ou politiques. L’intelligence de Leclair consiste à ne pas se lancer dans un tableau de la guerre d’Algérie, mais à mener le récit de son enquête, et à rendre compte de ce que disent les « témoins », qui tous, à leur mesure, et qu’ils le veuillent ou non, furent des acteurs.

Dès lors, ce sont des points de vue qui s’expriment. Comme celui de Berthon, gorgé d’amertume, mais qui rappelle au passage la trahison des positions de gauche par les chefs de la SFIO, les pouvoirs « spéciaux » votés par le PCF, ou l’indifférence de l’Unef, de 1954 à 1960, qui ne prendra parti pour l’indépendance de l’Algérie qu’après six années de guerre ; ou celui de l’avocat Jacques Lecourneur, l’un des ténors du barreau, qui défend le parcours (proche du sien) de son ami Jean-Pierre Lavergne, le père de Thierry, que celui-ci exècre pour les textes pro-Algérie française qu’il écrivit lorsqu’il était sous les drapeaux entre 1960 à 1962, devenu depuis 1968 une figure de l’antipsychiatrie et de la remise en cause de l’autorité institutionnelle.

Leclair découvre aussi que l’histoire familiale des très catholiques Lavergne croise celle des très musulmans Kelloud, chez qui il est reçu pour les besoins de son enquête, en plein Sahara algérien, à Adrar. Par l’intermédiaire de Lakhdar Kelloud, mais aussi de sa femme, Leila, Leclair offre une vision nuancée de cette famille, hospitalière et austère, qui a subi l’occupation française puis l’oligarchie algérienne. C’est aussi chez eux qu’il voit sur une photographie prise en 1960 le nuage d’une explosion nucléaire. À Reggane, non loin de là, des essais nucléaires ont été menés par la France, qui refuse encore de reconnaître que des soldats y ont été exposés et irradiés. Pourtant, nombreux sont ceux qui meurent aujourd’hui de cancers. Cinquante ans plus tard. Le poison à l’œuvre. Comme le mensonge.

Aussi éloigné du roman à thèse que du relativisme esthète, Une guerre sans fin révèle la complexité des interactions entre destins individuels et histoire collective, exacerbées en temps de guerre. Une guerre sans fin est aussi un roman politique, mais il l’est sans jamais abandonner le terrain de la littérature : par sa langue, sa structure et son approche, qui, à partir d’aujourd’hui, réveillent sans ménagement la mémoire de la guerre d’Algérie.

Une guerre sans fin , Bertrand Leclair, Libella-Maren Sell, 320 p., 20 euros.

Culture
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